Depuis les indépendances, les scientifiques béninois abordent les réalités socioculturelles endogènes à partir des dictionnaires français, or la langue de l’ancien colonisateur est assez déficitaire en la matière. Ce qui constitue l’un des handicaps au développement, de l’avis du docteur Coovi Raymond Assogba, Maître de conférences des Universités du Cames et responsable de l’unité d’enseignement de Boologie à l’Université d’Abomey-Calavi (Uac). En vue de corriger ce mal épistémologique, il a organisé sur instruction du recteur, samedi 24 avril 2021, une formation aux étudiants en Sociologie-Anthropologie pour « Savoir lire, écrire et compter de zéro à l’infini » en langue Fon en quatre heures d’horloge suivant une pédagogie élaborée par le chercheur Marcel François N’Vekounou. Il décrypte dans cette interview ce qu’il qualifie d’innovation.
Propos recueillis par Sêmèvo Bonaventure AGBON
Bénin Intelligent : D’où vient l’idée d’apprendre à écrire et lire le Fongbé à cette vingtaine d’étudiants et quels sens vous en donnez ?
Dr. Coovi Raymond Assogba : La formation d’aujourd’hui intitulée « Savoir lire et écrire la langue Fongbé » a été dispensée par un chercheur venu de Ouidah. Ce dernier a élaboré un document d’apprentissage de la langue Fon en quatre heures de temps, c’est-à-dire qu’en 4h d’horloge il se donne la latitude d’apprendre à quelqu’un qui ne connait pas le Fongbé, les rudiments, les règles de grammaire pour lire et écrire et compter en langue Fon. La formation a été l’occasion de lui donner l’opportunité de confronter sa méthodologie, sa pédagogie avec les apprenants en situation réelle de cours. Ce chercheur m’a été présenté par le professeur Maxime da Cruz, recteur de l’Uac. Moi, il m’est revenu la charge de l’aider à concrétiser son choix de venir à l’Uac pour s’essayer à une certaine pédagogie. C’est une innovation que ceux qui professent l’enseignement à un haut niveau universitaire puissent collaborer avec des intelligences qui peut-être, n’ont pas le diplôme universitaire mais qui dans leurs recherches, ont trouvé des habiletés pour atteindre le même objectif pédagogique et académique comme l’enseignant. Je pense qu’il fallait imaginer une passerelle d’opportunité pour que nous assistions en situation réelle à la matérialisation de la trouvaille de ce chercheur.
Tel est le premier sens de ce que nous faisons aujourd’hui : apprendre aux étudiants à lire et écrire en Fongbé. Là nous avons des étudiants du centre universitaire d’Adjarra et d’Abomey-Calavi en licence 1, 2 et 3. Il y a même des mémorants et un qui a déjà soutenu. Cela veut dire que le public cible est bien universitaire et constitué d’étudiants qui ne savent pas lire et écrire leur langue, peut-être d’autres le faisaient mais c’est une opportunité qui leur est donnée.
Le deuxième sens que je donne à cette formation, c’est l’opportunité donnée à ces étudiants de se préparer à utiliser le modèle d’analyse de la contracculturation pour assumer la Boologie. La Boologie est en fait une nouvelle science, mais pas aussi nouvelle que ça. Puisque c’est depuis 1995 que le professeur Apovo a imaginé sa création, son invention. Il s’agit ici d’initier les étudiants à se préparer méthodologiquement à utiliser le premier outil théorique et méthodologique de la complicité entre la Boologie et la contracculturation. Et, quel est cet outil ? Jusqu’à aujourd’hui à l’Uac en Sociologie-Anthropologie par exemple et dans les autres sciences, les chercheurs font l’effort d’étudier nos réalités en mettant l’accent sur les facteurs socioculturels, socioéconomiques et sociopolitiques. Mais, ils n’ont pas pris conscience d’une rigidité : nous faisons les recherches à partir des dictionnaires français ou anglais, ou espagnol, ou bien allemand. Or, beaucoup de réalités auxquelles nous nous commettons à la connaissance, sont d’ordre culturel. Exemple : la dot. Depuis 60 ans au Bénin on dit que l’homme donne la dot à la femme. C’est une méprise parce que la dot n’est pas une réalité béninoise. C’est une réalité française qui figure en bonne place dans le dictionnaire. Or la réalité socioculturelle de la dot c’est la femme qui apporte des biens pour nouer un contrat de mariage. Ce n’est pas l’homme mais la femme. Voyez que depuis soixante ans on utilise ce mot-là pour exprimer une réalité qui ne correspond pas à la pratique de la dot chez nous.
Nous avons introduit en Boologie à partir de la théorie de la contracculturation que là où le français est limité pour exprimer les réalités béninoises il faut constituer le nom de la réalité dans la langue nationale comme un concept avec toute la méthodologie d’élaboration d’un concept, la coupure épistémologique que Gaston Bachelard nous a enseignée. Ça, c’est une révolution. Pour consommer cette révolution il faut préparer les apprenants à commencer à s’intéresser à l’écriture, à la lecture et au comptage dans les langues nationales. Ça, foncièrement, c’est le deuxième sens qui est méthodologique et révolutionnaire.
Je peux vous dire que jusqu’à aujourd’hui c’est à partir du dictionnaire que les étudiants font leurs recherches et même, il y a une rubrique en méthodologie au plan théorique qu’on nomme ” élucidation conceptuelle”. Beaucoup d’étudiants ne la réussissent pas. Ils prennent seulement les définitions et s’en tiennent là. Au lieu de passer à une critique, à une exégèse ou à une herméneutique même pour faire un rétablissement acrobatique mais méthodologique de la réalité culturelle et aller puiser le mot dans la langue de l’échantillon à questionner, ils ne le font pas. Ce qui fait que justement, il y a des thèses qui n’épuisent pas les attentes théorique et méthodologique universitaires. C’est pour apporter le grain de sel de la Boologie à partir de la théorie de la contracculturation afin que les générations à venir puissent enchaîner avec ce bouleversement. Je ne sais pas si c’est une innovation parce qu’on va dire nous sommes en Sociologie-Anthropologie mais en Sociologie-Anthropologie si tu fais la recherche à partir du français qui ne peut pas dire Vodun alors que c’est une réalité de notre terroir, qui ne peut pas dire ‘’agban’’ et qui ne peut dire que ‘’dot’’, vous voyez que nous nageons dans des difficultés méthodologiques monstres et cela plombe le développement dans la mesure même où les projets de développement qui viennent ne prennent pas en compte les réalités dans la langue des populations qui en sont confrontées. Depuis 60 ans les problématiques restent intacts.
Le troisième sens, depuis un moment l’Université est en bouleversement avec l’adoption du système LMD (Licence-Master-Doctorat). S’il y a chamboulement il faut une nouvelle architecturation des offres. Je pense que méthodologiquement la Boologie est préparée à favoriser au niveau de sa dynamique, ses perspectives, une potentiel ouverture du cœur pour accompagner ces bouleversements qui viennent.
Merci.