Peinture, dessin, travail sur corde… Philippe Krebs, de nationalité française, est un artiste polyvalent. Titulaire d’un DEA en Lettres modernes, il a basculé dans l’art après avoir tenu une maison d’édition pendant dix ans. Etonnant ? Directeur artistique de la compagnie Ayé Panik et formateur, Philippe Krebs est auteur du texte le ‘’Roi chap chap’’ au centre du spectacle éponyme destiné à faire le tour de l’Afrique de l’ouest. Il décline sa vision de l’art et se réjouit de collaborer avec la compagnie SOC & WAC (de Segun Olabisi) qui oeuvre depuis des années à sortir les enfants de la rue à Cotonou”.
Propos recueillis par Sêmèvo B. AGBON
Bénin Intelligent : Pourquoi avez-vous choisi d’abandonner l’enseignement pour embrasser une carrière d’artiste ? Était-ce une passion enfouie ?
Philippe Krebs : Au fait, c’est plusieurs raisons. Je pense que je suis né artiste. Tout le monde est artiste. Quand on est enfant, à l’école tout le monde dessine, par exemple. Le dessin, c’est un très bon moyen de se connecter à l’esprit, de pratiquer simplement la créativité de manière ludique.
Après, quand on grandit la société nous formate, nous apprend à prendre la forme d’une chaise ; à l’école on doit tenir telle position, obéir à telle contrainte au point que la plupart des gens abandonnent le dessin pour rentrer dans l’écosystème économique où il faut fonder une famille, avoir un travail, etc. donc se consacrer à ces activités au profit du roi argent. Heureusement, il y a d’autres qui décident de devenir artiste. Des gens qui ont une appétence, une envie, un attrait particulier pour les mots, les lettres, les arts.
Moi quand j’étais à l’école primaire, au collège, à la Fac à chaque fois je tiens un journal. J’ai fait la bande dessinée. A l’université, j’ai créé une revue qui a existé pendant dix ans, animée par une soixantaine d’artistes. Chaque numéro était différent. A chaque numéro on offrait un spectacle gratuit à tout le monde. On allait de Bruxelles à Paris, Lyon, un peu partout, sur les salons et d’autres événements. J’ai fait cela pendant dix ans.
Un jour, la maman de mes enfants est venue poser sur mon bureau une petite chaussure en cuir de la taille d’un pouce, avec un test de grossesse positif à côté. C’est là j’ai su que j’allais devenir papa. Alors, un instinct de chasseur m’a dit : « il va falloir remplir le frigo ». Du coup, j’ai défroqué et je suis allé dans les travaux sur corde.
La culture ne me rapportait pas beaucoup d’argent, voire pas du tout, ou peu. Il y avait un combat à mener pour fonder une famille comme les autres. Je suis allé à mes armes, mes flèches. Ça fait dix-huit ans que je suis à mes cordes. J’ai travaillé sur corde dans toute la France. Après j’étais formateur, j’ai beaucoup voyagé avec ça.
Aujourd’hui je suis responsable d’un gros centre de formation, j’ai une entreprise où on fait des choses différentes, on installe des choses pour la biennale de l’art contemporain, on pose de grands adhésifs de 100m2, on fait des choses très variables. On bosse sur des barrages, dans des industries.
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Donc pourquoi je ne suis pas demeuré professeur de français ? Je pense que c’est mon corps qui a pris ça, j’avais besoin d’aventure physique, j’avais besoin de quitter cet univers. Souvent, les gens peuvent avoir des têtes énormes, mais de petits corps. Souvent, on est dans des conversations dans le rêve, on est investi de nos passions et de nos idéaux.
C’est la première fois vous arrivez au Bénin ?
Non, j’étais déjà venu ici. J’ai un grand frère qui habite ici depuis quinze à vingt ans. Je ne peux pas dire que je connais l’Afrique sur tout, ce serait totalement impoli ; mais j’ai eu la chance de pouvoir voir un petit bout d’ongle. Je suis connecté avec des artistes Africains.
Quand vous parlez de Fa, d’Aziza…des réalités typiquement endogènes, on déduit que vous avez une connexion avec le Bénin.
Entièrement d’accord avec toi. Je pense qu’il y a deux manières de voyager : il y a le voyage où on va vite, en ne prenant pas le temps de rencontrer les gens ; puis il y a le voyage où on arrive au restaurant, un endroit sur place et on prend le temps de passer deux à trois semaines dans un même quartier, d’aller au café, d’aller au petit maquis. Et là on a le temps de s’infuger comme le thé dans l’eau.
Je ne peux pas concevoir à mon niveau de voyager sans projet, sans échange. Un peu de la médiation culturelle. C’est ce qu’on fait avec Segun Olabisi. C’est une fusion artistique, le même processus finalement que deux individus naissent, qui se rencontrent amoureusement autour d’une œuvre et qui vont avoir un enfant ensemble, qui va être un enfant métisse.
Du coup, un enfant métisse c’est toujours une nouveauté par rapport à ce qui existait avant, c’est hors normes. On fait cette espèce de cuisine moléculaire entre l’Occident et l’Afrique. Nous, nous allons ramener la danse aérienne. Ce n’est pas anodin qu’on soit à l’espace Le Centre, avec Le Petit Musée de la Récade à côté. C’est puissant.
Si on fait une œuvre au Bénin, comment ne pas parler des rois avec Abomey, comment ne pas incorporer des éléments comme la Récade, le Fa tout comme l’Amazone, surtout dans la société actuelle où il est important de redonner aux femmes ce qui leur appartient, une forme de pouvoir face à une masculinité dévorante, non respectueuse.
C’est aussi une œuvre féministe, le « Roi chap chap ». Après, j’essaie de trouver une posture : comment avoir l’humilité en tant qu’auteur de se désapproprier de son œuvre ; de donner une dorsale, une colonne vertébrale et de la laisser ici et finalement tout le reste c’est l’Afrique qui va parler, et non moi. Je donne l’impulsion. C’est aussi bon, toutefois, de voir comment dans une forme métissée l’Afrique prend le pouvoir. C’est ça qui m’intéresse aussi.
L’expérience du travail avec les Béninois était-elle passionnante ?
Une compagnie, ça doit devenir une famille, en fait. Quand j’étais venu en 2016, j’ai commencé la peinture à Cotonou, dans certains endroits. J’ai fait des ateliers d’écriture avec des enfants de la rue. Aujourd’hui je travaille avec des anciens enfants que j’avais connus quand ils étaient petits. C’est fascinant.
C’est comme s’il y a une espèce de lien familial : on se revoie plus tard, ils ne sont plus enfants de la rue. Ils sont sortis de la rue. C’est le cirque qui les a sortis de la rue. Aujourd’hui ils travaillent, ils ont des métiers. Ils sont des adultes.
Quelle est la suite du projet après l’étape du Centre ?
Nous avons présenté cette étape du travail par respect pour l’endroit : on a envie de remercier ‘’Le Centre’’ de nous avoir laissé travailler dans ses locaux. Sinon, il n’y a pas la costume, la sonorisation, la scénographie ici, il manque des morceaux de scène. Le processus est un peu long. Le ‘’Roi chap chap’’ se construit en un an et demi. Ça a commencé en juillet 2022 dans les Pyrénées avec les deux danseuses aériennes et Segun Olabisi.
La deuxième étape, fin janvier au Centre pendant deux semaines avec toute l’équipe du Bénin. En juillet de cette année, on refait une résidence avec Segun Olabisi et les deux danseuses qui tiendront compte de tout ce qu’on a fait ici au Centre, puisque maintenant on a une vision de l’ensemble du puzzle. Et après, en novembre 2023, tout le monde arrive : les danseuses qui viennent de France, moi et toute l’équipe qui a travaillé ici au Centre. On se retrouve, c’est signé déjà, à la Villa Karo à Grand Popo pour deux semaines.
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A l’issue de cette résidence, le premier spectacle du Roi chap chap ce sera à la Villa Karo. Après on fera un tour dans 6 pays d’Afrique de l’Ouest : Bénin, Togo, Ghana, Côte d’Ivoire, Nigéria et le Sénégal. On sera en tournée pendant un mois et demi.
L’idée de ce texte, qu’est-ce qui l’a inspirée ?
J’ai commencé par écrire ce texte depuis 2017 et j’ai même fait des dessins où on voit le roi. J’ai l’impression de voir une inspiration sans limite. On peut prendre n’importe quelle personne dans le spectacle à la place du Roi.
L’autre particularité c’est d’avoir réussi à fusionner théâtre, chorégraphie, cirque…. Est-ce aisé de réaliser cette prouesse ?
Il reste l’aérien où le public verra des filles qui voltigent dans les airs. Oui, c’était facile. On vit à une époque où tout est syncrétique : les religions, mais aussi l’art, la culture. On est dans le syncrétisme, tout vient se métisser. On est dans le côté interconnexion entre les individus de par les formes artistiques que chacun développe.
Surtout que tout s’est fait avec les mêmes personnes…
C’est un pari fou qu’il ne faut pas tenter. On s’est fait épaulé par des professionnels de chaque discipline. On a eu des passages à connotation hip pop. Ça c’est fait avec des professionnels.
Revenons au contenu. Le fait pour le Roi de disparaître alors que son peuple ploie face aux maux. Ne craignez-vous pas que cette attitude soit interprétée comme de la lâcheté, de l’irresponsabilité ?
C’est intéressant, mais je ne peux pas répondre. Chacun fait son interprétation qui sera multiple. On peut imaginer qu’il y ait une forme de lâcheté tout comme on peut y voir aussi du courage de disparaître du tumulte du monde pour retrouver son intériorité, afin de revenir plus fort. Là on est dans une dimension d’interprétation qui n’est pas littérale.
Merci.