Il existe un lien entre changement climatique et terrorisme, selon Précieux Christian Behanzin, ingénieur socio-environnementaliste. Il pense qu’intégrer des «mesures» à caractère social et économique aux politiques environnementales, permettra d’endiguer dans une certaine mesure, le risque du terrorisme au Sahel et en Afrique de l’Ouest.
Propos recueillis par Arnauld KASSOUIN
Bénin Intelligent : Pensez-vous qu’il existerait une corrélation à faire entre changement climatique et terrorisme ?
Précieux Christian Béhanzin : Oui, quand bien même ce lien n’est pas direct. Conséquence majeure du réchauffement planétaire dont les causes sont bien connues aujourd’hui, les changements climatiques représentent de par leurs manifestations (inondations, cyclones, sécheresses, etc.) un multiplicateur de menaces, au sens où ils agissent également sur les facteurs d’instabilité et de violence.
Ils affectent en premier lieu ce qu’on pourrait appeler la sécurité humaine des individus, et qui dit sécurité humaine parle de libertés fondamentales. Et quand celles-ci sont mises à mal, les réactions des uns et des autres ne peuvent s’anticiper et tout peut véritablement dégénérer et davantage dans des contextes fragiles comme dans le Sahel ou dans la Corne de l’Afrique.
Dégénérer dans le sens où lorsque la perte des moyens de subsistance en raison d’aléas climatiques laisse les populations dans le désespoir, cela rend plus séduisantes les promesses de protection, de revenus et de justice derrière lesquelles les groupes terroristes dissimulent parfois leurs desseins.
En avril 2008 par exemple, alors que la crise alimentaire battait son plein, notamment en Egypte, le n°2 d’al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri déclarait ce qui suit : « Le manque de pain, le vol de la richesse de la nation islamique, la famine de son peuple, l’empoisonnement de l’air et de la terre, et la propagation de la corruption générale sont de simples symptômes d’un seul cancer [sioniste-américain] qui se propage au travers des tissus de la nation ». La crise du pain était devenue là du pain béni pour les propagandistes et les recruteurs d’al-Qaïda.
Maintenant il faut relativiser, c’est en cela que je disais en premier lieu que ce lien n’est pas direct. Le changement climatique n’est jamais le seul facteur qui conduit à une escalade de la violence. Il agit toujours en interaction avec des facteurs politiques, économiques et sociaux, qu’il vient exacerber. C’est la raison pour laquelle il est aujourd’hui important de parler du changement climatique comme un multiplicateur de menaces, afin d’éviter la dépolitisation des crises.
En effet, en désignant le changement climatique comme premier facteur d’insécurité, on a alors tendance à négliger les autres facteurs responsables du déclenchement de ces crises, comme par exemple la pauvreté, les inégalités sociales, la corruption, la persécution, l’absence ou la mauvaise gouvernance, etc.
Comment les aléas climatiques pourraient-elles exacerber l’extension du terrorisme selon-vous ?
Le réchauffement planétaire accentue comme vous le savez l’intensité et la fréquence de risques naturels comme les inondations, les cyclones ou les sécheresses. Ces aléas peuvent exacerber l’extension du terrorisme de plusieurs manières :
Premièrement, le changement climatique risque d’exacerber la pauvreté dans les régions où elle est déjà endémique, essentiellement en Afrique et en Asie du Sud. Par exemple, les rendements agricoles peuvent baisser en raison d’inondations ou de fortes sécheresses et provoquer une volatilité des prix des produits alimentaires de base.
Mauvaises récoltes et hausse des prix vont ainsi se combiner et accroître l’insécurité alimentaire des individus et renforcer la pauvreté, ce qui peut contribuer à créer un environnement propice à l’instabilité. En outre, les groupes terroristes n’hésiteront pas à mettre à profit ces drames humains pour nourrir leur propagande et recruter de nouveaux combattants.
Deuxièmement, le changement climatique augmentera probablement les inégalités tant à l’échelle nationale que globale. Au niveau local, certains groupes seront tentés de s’approprier les ressources déclinantes, marginalisant davantage une partie de la population. Au niveau global, le fossé économique entre certains pays du nord et du sud pourrait encore s’accentuer. Dans les deux cas, les groupes terroristes se serviront de ces inégalités dans leur propagande et leurs efforts de recrutement.
Troisièmement, le réchauffement du climat risque de renforcer toute une série de conditions (environnement hostile, pauvreté, sécheresse, inondations, mauvaise gouvernance, etc.) qui peuvent à leur tour encourager les flux migratoires à l’intérieur d’un même pays ou au-delà des frontières, voire même des continents.
La plupart de ces migrations créent une atmosphère de tensions et de conflits dans les régions d’accueil, créant un terreau fertile au recrutement des milices armées. C’est un peu le cas des conflits récurrents et parfois meurtriers entre agriculteurs béninois et éleveurs du Niger et du Nigeria venus chercher des pâturages pendant la saison sèche.
Enfin, le changement climatique pourrait accroître le risque d’affaiblissement des structures nationales et induire une certaine perte de légitimité des autorités étatiques ou même de l’Etat, dans les zones fragiles qu’elle frappe sévèrement.
En effet, au regard des difficultés et restrictions que peuvent imposer les aléas climatiques, le poids des demandes des populations à l’égard des gouvernants va aller grandissants. Or, dans beaucoup de pays, les revenus du gouvernement décroitront justement avec la diminution de ces ressources (aussi bien naturelles que celles liées aux revenus générés par les activités de la population), et donc les capacités d’action du gouvernement se réduisent.
A terme, les revendications populaires en termes d’accès à des services sociaux de base et à d’autres commodités nécessaires à la vie se feront de plus en plus pressantes alors même que le gouvernement se trouveraient limité dans ses actions de développement, menant éventuellement mais pas toujours à la déliquescence de l’État. Ce contexte devient propice à la prolifération de groupes armés qui étendent leurs activités et leur influence en jouant sur les ressentiments à l’égard de l’État et sur les tensions préexistantes autour de l’utilisation des ressources naturelles par exemple.
La situation de précarité et de détresse induite par le changement climatique peut donc d’une manière ou d’une autre pousser les gens dans les bras des groupes terroristes.
Pour certains, le changement climatique ne crée pas de terroristes, mais il aide à instaurer un environnement dans lequel les terroristes peuvent opérer plus librement. Partagez-vous cet avis ?
Je partage totalement cet avis, et comme indiqué précédemment le lien entre changement climatique et terrorisme est tout sauf direct. Les effets du climat se superposent aux conflits et exacerbent les fragilités. Lorsque le dérèglement climatique contribue à la pression sur les institutions et entrave leur capacité à fournir des services publics essentiels, il alimente les griefs et la méfiance à l’égard du pouvoir.
De même, lorsqu’il induit la perte des moyens de subsistance des populations ou les met hors de chez eux en raison de sécheresses ou d’inondations, il les laisse dans le désespoir. L’ensemble de ces fragilités rend plus séduisantes les promesses et l’idéologie prônées par les groupes terroristes.
Des nombreuses variables ayant conduit à l’éclatement du nid terroriste dans la région du lac Tchad figurent la détérioration de l’environnement. Alors comment les politiques environnementales telles que la promotion de pratiques agricoles durables, la gestion durable des ressources naturelles ou l’écotourisme peuvent-elles être intégrées dans les programmes de prévention du terrorisme ?
De façon générale, le premier avantage de tout ce qu’on peut appeler pratiques durables, qu’elles soient associées à l’agriculture, au tourisme, à l’énergie ou à d’autres secteurs économiques, c’est qu’elles participent à la protection de l’environnement, ce, en réduisant la dégradation des ressources naturelles, en améliorant la qualité de l’air et de l’eau, en maintenant la biodiversité, ainsi qu’en diminuant les émissions de carbone.
Ce faisant, d’une part elles fournissent des revenus décents, mais aussi des emplois, des aliments et d’autres biens et services. D’autre part, de par l’approche participative qu’elles requièrent dans leurs mises en œuvre de dynamiser les territoires ruraux qui sont souvent les plus vulnérables et de créer voire de renforcer les liens sociaux.
Le développement durable en lui-même et les objectifs qui le sous-tendent aujourd’hui intègre trois grands piliers. Les politiques publiques en général et celles environnementales en particulier doivent, de fait, tout simplement être globales et tenir compte du caractère transversal des problèmes auxquels ils sont censés apporter des solutions. Il doit en être de même pour les programmes de prévention du terrorisme ; ce dernier étant la finalité d’une combinaison de causes.
Quels sont les principaux défis auxquels les gouvernements sont susceptibles d’être confrontés dans la mise en place des politiques environnementales efficaces dans la lutte contre le terrorisme ?
Je ne pense pas qu’il y ait de politiques environnementales efficaces dans la lutte contre le terrorisme. Il n’y a d’ailleurs pas de politiques environnementales à proprement parler dans la lutte contre le terrorisme. Les politiques environnementales, et plus largement celles se réclamant du développement durable, ont toujours pour objectif de faire évoluer les comportements, que ce soit ceux des individus ou ceux des entreprises, ce dans l’optique de préserver les composantes environnementales.
En outre, les problèmes environnementaux auxquels elles sont censées apporter des solutions ont des incidences, sur également les composantes sociales et économiques au sens large du terme. Et donc, l’action qui découle de ces politiques environnementales va de manière directe ou indirecte en faveur de l’amélioration de conditions, qui altérées, peuvent conduire au terrorisme.
Le réel défi est à mon niveau donc celui en lien avec les processus de formulation des programmes et projets environnementaux qui découlent de la politique. Il doit être suffisamment participatif et poussé de sorte à ce que les actions et activités qui les constituent aient également un impact social et économique fort de sorte à limiter des situations qui pourraient menacer par exemple les moyens de subsistance et induire des migrations ou des alliances des populations avec des groupes terroristes. Le but premier des politiques environnementales n’est pas cela, mais d’une manière ou d’une autre elles doivent y contribuer.
Dans quelle mesure les politiques liées à l’environnement peuvent aider à promouvoir la paix et la stabilité dans les régions touchées par les incidents terroristes ?
Dans une démarche de développement durable, les politiques environnementales doivent (comme précédemment indiqué) être globales et intégrer des mesures qui ont des impacts non seulement sur l’environnement mais également sur le social et l’économie.
Si tel est le cas, la paix et la stabilité sont assurément au rendez-vous, en ce sens qu’elles devront participer également entres autres à garantir le développement de moyens de subsistances ; ces derniers pris comme les capacités, ressources, opportunités et activités nécessaires à la subsistance, à la vie tout simplement. Quand les gens ont le minimum, les attrayantes propositions des groupes terroristes auront du mal à être assimilées.
A part la mobilisation et les sensibilisations comment impliquer la société civile et les acteurs locaux dans la mise en place de politiques environnementales efficace pour lutter contre le terrorisme ? Et quelle est son importance ?
La grande variété des organisations de la société civile (Osc) reflète la diversité de la société ; elles sont complémentaires de la démocratie représentative et apportent au processus décisionnel et à la mise en œuvre des politiques un plus en termes d’opinion publique, de connaissances, d’expériences et d’expertises. Leurs participations et implications dans les processus liés à la gestion environnementale, dans des perspectives de durabilité et de bonne gouvernance locale, implique d’abord et avant tout une certaine équité.
Pour que la société civile joue convenablement son rôle, un environnement propice garantissant la liberté d’association et la liberté d’expression est essentiel. En outre, tout au long du processus décisionnel et de la phase de mise en œuvre des politiques, elle doit voir ses capacités continuellement renforcées ; et plus encore accompagné via des ressources diverses pour mener des actions qui vont en appui aux actions de plus grandes envergures du gouvernement.
De façon classique, l’implication est la troisième étape d’un processus qui conduit à la participation avec comme préalable la mise en place d’un cadre qui oriente et facilite la mise en place d’Osc et leurs développements. Tout commence par le partage d’informations et de données probantes avec les parties (tel que précisé par le principe 10 de la Déclaration de Rio de 1992), de sorte à ce qu’elles s’identifient aux problématiques retenues et entrent en réflexion pour leurs résolutions.
La seconde étape est la consultation ; qui induit une relation bidirectionnelle dans laquelle les citoyens et les Osc sont invités à donner leur opinion, leurs perceptions, leurs points de vue ou à partager leurs expériences et vécus, la ou les problématique (s) identifiée (s). L’implication quant à elle, propose des occasions de prendre part aux processus décisionnels et si possible de l’influencer de par les apports qui sont faits. La participation, aboutissement de ce processus, traduit une relation dans laquelle les citoyens et les Osc sont véritablement impliqués dans le processus de décision et même dans la gestion.
Je décris plus clairement ce processus, dans un de mes travaux de recherche avec d’autres chercheurs de l’Université d’Abomey-Calavi, qui s’intitule « Les politiques publiques à l’épreuve de la participation : l’expérience des projets de développement urbain au Bénin (Cas du Projet d’Aménagement Urbain et d’Appui à la Décentralisation) » et qui a été publié en mai 2021 dans la revue scientifique marocaine International Social Sciences & Management Journal.
Comment les progrès technologiques tels que les énergies renouvelables et l’innovation dans la gestion de l’eau et des sols, peuvent-ils contribuer à la prévention du terrorisme ?
Ces progrès et innovations technologiques vont de par leurs actions en faveur de l’adaptation et de l’atténuation des communautés et des secteurs aux effets néfastes des changements climatiques limiter, la perte de moyens de subsistance et de revenus, induire un mieux-être des populations. Et enfin aider les gouvernements à mobiliser davantage de ressources intérieures ce qui, comme indiqué au début, peut limiter la propension à aller trouver des solutions auprès des groupes terroristes, car véritables problèmes il n’y aurait plus.
L’accès à des lampes et kits solaires pour l’éclairage, la recharge de téléphones, et l’alimentation de petits équipements électriques (radio, ordinateurs, etc.) dans des zones où le réseau conventionnel n’est pas encore arrivé permettra par exemple d’améliorer les chances de réussite des enfants à l’école; d’assurer l’accès à l’information à tous ; d’assurer aux femmes la capacité de développer et de maintenir des activités génératrices de revenus ; d’alerter au plus tôt par téléphone les autorités en cas d’incidents ou de suspicions sur de futurs incidents à caractère terroristes ; etc. Autant de choses dont sont capables ces progrès et innovations dans la prévention du terrorisme.