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Côte d'Ivoire

Gnamien Attoubré, directeur exécutif de la Lipec : « La question de la transhumance des électeurs est une réalité en Côte d’Ivoire»

Par Sêmèvo Bonaventure AGBON
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75,6 % de la population totale en Côte d’Ivoire a moins de 35 ans. Cette population constituée en majorité de jeunes à un important rôle à jouer dans l’élection de ses leaders politiques. Même s’il est constaté une certaine forme de « rupture de confiance nette entre la jeunesse et l’élite politique », le directeur exécutif de la Ligue Ivoirienne pour la Paix, l’Éducation et le Civisme ( Lipec ) est optimiste. Pour lui, une « faible participation des jeunes » pourrait renforcer « la crise de légitimité » des leaders politiques. Il invite de ce fait, l’État ivoirien à pallier aux problèmes « d’insuffisance de la culture politique en Côte d’Ivoire» en créant le « Centre nationale d’éducation civique et politique (Cnecp)». Quant à l’organisation des élections régionales et municipales de septembre prochain, il pense «qu’il n’y aura pas de tension majeure excepté quelques zones comme Yopougon ».

Propos recueillis par Arnauld KASSOUIN

Bénin intelligent : Pouvez-vous nous donner votre avis sur l’importance de l’engagement des jeunes ivoiriens dans le processus électoral en Côte d’Ivoire en prévision des élections de septembre 2023 ?

Gnamien Attoubré : La jeunesse ivoirienne est multiforme et donc le type d’engagement varie. Il y a des jeunes qui sont engagés dans le processus en tant qu’acteur de premier plan. Nous notons déjà des intentions de candidature de la part de certains jeunes. Même si ce type d’engagement reste encore timide, il donne à penser que des jeunes veulent prendre toute leur place dans le jeu politique.
Cette volonté de donner à la jeunesse une place s’exprime également dans certains partis politiques notamment le Ppa-ci (parti des peuples africains-Côte d’Ivoire) qui a aligné des candidats que nous pouvons qualifier de jeunes. Notamment Fleur Aké M’bo, Blaise Lasme etc. De l’autre côté, il y a la jeunesse qui est engagée dans ce processus en tant qu’électeur. Elle ira faire le choix soit sur la base de leur filiation politique, des rapports avec les candidats (car au final les élections locales c’est la rencontre entre un homme et un peuple maire rarement sur la base d’un programme, surtout que les candidats, en dehors des grandes promesses mettent rarement à disposition des populations des projets structurés avec le mode de financement. Par conséquent, l’assise sociologique du candidat est un élément qui compte).
Il y aussi une jeunesse qui face à la précarité de ses conditions de vie sera constituée en « bétail électoral » pour servir les intérêts de certains hommes politiques. La question de la transhumance des électeurs est une réalité en Côte d’Ivoire.

Comment évalueriez-vous le niveau d’engagement actuel des jeunes dans le processus électoral en Côte d’Ivoire ? Et quels sont les challenges qui freinent leur implication dans ce processus ?
Pour ce qui est de la participation effective aux votes, plusieurs facteurs entravent la pleine participation des jeunes?

D’abord, l’environnement politique. En effet, depuis des décennies, les élections en Côte d’Ivoire sont synonymes de violences. Cette situation a créé une réticence structurelle voire presque naturelle chez les jeunes. De plus en plus, ils conçoivent les élections comme une perte de temps.
Ensuite, il y a une rupture de confiance nette entre la jeunesse et l’élite politique. Du fait des nombreuses promesses chaque fois formulées par le politique sans toutefois apporter de solutions concrètes aux problèmes structurels qui font le quotidien des jeunes, ils conçoivent à cet effet les hommes politiques comme des menteurs. D’ailleurs il y a une expression bien connue en Côte d’Ivoire : « tu mens comme un politicien ». C’est une construction sociale qui exprime clairement le regard que la société ivoirienne porte sur sa classe politique. La crise de confiance est très profonde. Elle concerne aussi les structures en charge des élections notamment la commission électorale indépendante (cei) qui n’inspire pas confiance.
L’autre problème est le processus de révision de la liste électorale. En effet, selon l’alinéa 3 de l’article 6 de l’ordonnance n° 2020-356 du 08 avril 2020 portant révision du code électoral, « La liste électorale est tenue à jour annuellement par la Commission chargée des élections, pour tenir compte des mutations intervenues dans le corps électoral. » Or cette commission attend chaque année électorale pour procéder à la révision de la liste. Déjà, pour participer à ce processus, il faut se faire établir des documents administratifs. Ce qui nécessite non seulement des moyens financiers mais aussi du temps.
Aussi, dans un contexte où la jeunesse ivoirienne est de plus en plus connectée à internet, il est nécessaire de penser à la digitalisation du processus de révision de la liste afin de permettre aux citoyens d’actualiser facilement leurs informations. Mais aussi penser à faciliter aux jeunes l’accès aux documents nécessaires pour participer à ce processus. Il serait même plus aisé de penser à une actualisation systématique de la liste à travers la numérisation de l’État civil et penser progressivement à rendre le vote obligatoire. Si tel est le cas, il faudra donner une vraie importance aux votes blancs. De sortent que les personnes qui ne sont pas d’accord avec l’offre politique puisse s’exprimer et fixer un quota de vote blanc pour invalider le vote. (Par exemple si 30% des électeurs votent blanc, alors le scrutin doit être reprise).

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Enfin, il y a le problème de l’insuffisance de la culture politique en Côte d’Ivoire. En effet, si les jeunes ivoiriens montrent une certaine volonté à participer à la vie politique, il existe très peu de cadre qui leur permet de se construire une bonne culture politique. Les actions des fondations politiques étrangères et les organisations de jeunesse restent largement insuffisantes pour faire face à ce déficit. Il appartient à l’État de fixer le cadre à travers la création d’un Centre Nationale d’Éducation Civique et Politique (cnecp) pour former véritablement les citoyens. Sans quoi, la démocratie ivoirienne aura encore du mal à fonctionner correctement. Car au final, il ne peut y avoir de démocratie fonctionnelle sans démocrates. Alors que le démocrate se construit à travers le renforcement de la culture politique et la culture électorale.

Selon Carelle Goli, les jeunes ivoiriens sont politisés, commentent la vie politique et conçoivent des opinions. C’est leur engagement et leur participation effective à la vie politique qui fait défaut. Infirmez-vous ou partagez-vous son avis ?

Aborder la question de cette façon c’est résumer la question de la participation politique à la seule participation aux élections. En fait, les jeunes sont dans une dynamique de redéfinition de leur rapport à la participation politique. Si pendant longtemps les jeunes ont porté leurs espoirs sur les partis politiques, ils ont fini par déchanter. Cela est aussi le résultat des postures ambiguës que les partis politiques adoptent au gré de leurs intérêts. Cela tient pour les alliances sans bases idéologiques, les retournements spectaculaires de veste etc. Ainsi, ils essaient eux-mêmes de porter leurs propres solutions à travers l’engagement dans les organisations. Mais comme j’ai expliqué plus haut, la crise de confiance entre l’élite politique et la jeunesse pousse à l’abstention des jeunes en ce qui concerne les élections car au final, ils conçoivent les élections comme une perte de temps.
Mais cette conception est dangereuse pour la démocratie car elle renforce la crise de légitimité des autorités. En effet, les jeunes n’ayant pas véritablement participé à choisir ces dernières se reconnaissent difficilement en elles. L’autre conséquence de cette situation, c’est le risque de radicalisation de la jeunesse. Car, si les jeunes qui ont encore la force des biceps et la fougue juvénile n’arrivent pas à trouver le cadre démocratique pour s’exprimer et se sentir écouter ou ne se sentent pas en phase avec les dirigeants, ils chercheront d’autres moyens d’expression notamment la violence.
75,6 % de la population totale en Côte d’Ivoire a moins de 35 ans.

Quel serait donc selon-vous le rôle que ces derniers peuvent jouer dans la promotion de la paix et de la stabilité lors des élections prochaines ?

Les jeunes contribuent déjà à la promotion de la paix et de la stabilité à travers les formations, les sensibilisations. Beaucoup militent dans les organisations de jeunesse dont la Ligue ivoirienne pour la paix, l’éducation et le civisme (Lipec) qui travaillent sur ces questions.
Précisément pour les élections, les jeunes peuvent être des acteurs d’une élection apaisée s’ils participent à ce scrutin de façon responsable en refusant la violence, la manipulation. S’ils refusent également d’être des « bétails électoraux ». Mais, cela reste presqu’un vœu pieux pour ceux qui voient en ces élections les moyens d’avoir de l’argent ou d’autres avantages. Souvent ce n’est ni par cupidité ni par ignorance mais par nécessité. Car il arrive que des étudiants participent à ces méthodes peu catholiques. En fait beaucoup de jeunes vivent dans une violence structurelle accompagnée d’une grande précarité. Donc chaque entrée d’argent est nécessaire.

Quels sont les risques pour le pays si les jeunes sont absents du processus électoral ou n’y participent pas de manière significative ?

La faible participation des jeunes aux élections renforce la crise de légitimité. Car, dans ces conditions, l’élection ne permet pas de créer le consensus utile autour des élus. Mais pour les élections locales, je pense qu’il n’y aura pas de tension majeure excepté quelques zones comme Yopougon où la bataille s’annonce rude du fait des enjeux mais aussi des personnalités en présence ainsi que les machines politiques qui vont s’affronter. En fait, les élections locales répondent plus à une volonté pour chaque parti de consolider son assise politique plutôt que de construire le développement.

Trois hommes politiques en la personne de Alassane Ouattara, Henri Konan Bédié et Laurent Gbagbo ont beaucoup influer sur le débat public depuis 30 ans. Compte tenu du grand âge de ces derniers, n’est-il pas difficile pour les jeunes ivoiriens de s’identifier à une figure, d’autant que l’espace politique est celui de rivalités personnelles ?

Ces trois personnes représentent des marques politiques. Houphouët-Boigny continue d’inspirer des générations. Ça sera le cas pour ces trois grands. Ils ont pu imprimer leur nom sur les pages de l’histoire de la Côte d’Ivoire.
Mais il est clair aujourd’hui que la Côte d’Ivoire est dans ce que j’appelle une transition naturelle. C’est-à-dire que l’âge et les réalités de la vie vont rattraper ces trois grands. Et d’ici quelques années ils seront obligés de quitter l’espace politique malgré eux. Le défi pour eux c’est de pouvoir faire émerger de nouvelles figures qui puissent attirer les jeunes. Pour l’heure, ce pari n’est pas gagné. Mais toujours est-il que lorsque la recomposition du jeu politique va se faire après ces trois grands, il y aura des figures qui vont émerger. Qu’ils soient adulés ou pas par ces trois grands. Charles Blé Goudé essaie aujourd’hui de se mettre dans cette perspective. D’ailleurs il a renoncé à participer aux élections locales. Il dit à qui veut l’entendre, qu’il n’affrontera pas Laurent Gbagbo qu’il considère comme son « père » avec qui il a partagé la prison de Scheveningen. Il le dit lui-même « la conclusion de Laurent Gbagbo sera son introduction ». Au Pdci-rda, il y a des personnalités comme Jean-Louis Billon ou encore Thiam qui semble se positionner dans l’après Bédié. Au Rhdp il y a également quelques personnes qui veulent clairement jouer le premier dans les années à venir. Je pense à Patrick Achi, l’actuel premier ministre, Adama Bictogo, l’actuel président de la l’assemblée nationale, Kandia Camara, ministre des affaires étrangères, Mamadou Touré, ministre de la Jeunesse ou encore Abdourahmane Cissé, secrétaire générale de la Présidence.

Pour conclure, quel est votre appel à l’action pour encourager la participation des jeunes et garantir des élections apaisées en Côte d’Ivoire en Septembre 2023?

Nous invitons les jeunes à une participation responsable à ces élections. Nous les invitons à renoncer à la violence et à la manipulation. Nous invitons les responsables d’organisations de jeunesse à mettre en place des cadres de dialogue communautaires autour des élections. De se constituer en médiateurs locaux pour essayer de prévenir les conflits éventuels.
La Côte d’ivoire est dans une pression sécuritaire énorme. Il y a la menace terroriste à nos portes. Déjà cette situation entraîne un flux massif d’étranger. Depuis janvier, ce sont plus de 18000 burkinabè qui sont arrivés en Côte d’Ivoire. Le départ de la Minusma est acté au Mali, toutes ces situations accentuent la pression sur la Côte d’Ivoire. Les défis sont donc énormes, nous ne devons plus nous donner le luxe de sombrer dans des crises électorales qui renforceront notre vulnérabilité et ouvriront les champs à des ennemis. Nous devons travailler à renforcer notre cohésion interne.

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