Résumé
La négociation constitue-t-elle une échappatoire au terrorisme considéré comme un conflit insoluble ? En d’autres termes, ne pas négocier ou alors « l’acharnement contre-terroriste » représentent-ils des formules de salut pour les régions et pays confrontées au terrorisme comme c’est le cas actuellement au Burkina Faso ? Quels enseignements ce pays pourrait-il tirer des expériences afghane et malienne de négociation ? Cette réflexion tente d’y répondre à partir d’une analyse qui confronte les processus afghan et malien de sortie du terrorisme par le dialogue à la situation burkinabè. S’inscrivant dans une démarche de politique comparée, notre réflexion ambitionne dégager un ensemble de leçons des processus malien et afghan pouvant féconder et renseigner la lutte contre le terrorisme au Burkina Faso. Dans ce sens, poser la négociation avec les terroristes comme modalité de résolution des conflits complexes et à configuration terroriste, c’est initier une sociologie politique épistémique de la résolution des conflits complexes ; celle des moyens, des manières et des méthodes de sortie et de règlement des conflits « insolubles ».
Mots clés : Négociation, terrorisme, sauvegarde, acharnement contre-terroriste.
Introduction
Qu’ils soient qualifiés d’ « asymétrique », de « complexe », ou alors de « basse intensité », les conflits à configuration terroriste constituent la préoccupation sécuritaire et sociale majeure de notre temps (Delpech, 2005 ; Benhabib, 2012 ; Garapon et Rosenfeld, 2016). Même si, dans leur nature, leur fréquence et leur intensité, ces conflits s’expriment de manière variable, il reste que toutes les parties du monde font l’expérience des conflits plus ou moins « insolubles » (Bauer et Raufer, 2009 ; Coolsaet, 2010). Dans leur distribution géographique, l’Afrique et le Moyen Orient se trouvent en bonne loge. De l’Afghanistan à l’Irak, en passant par la Palestine, la RDC, la RCA, le Soudan, la Syrie, la Somalie, la Lybie, le Sahel, le Cameroun, et bien d’autres pays encore, l’expérience des conflits complexes ainsi que la réalité de leur résurgence ne cessent de se perpétuer, de s’ossifier. Pour tenter de les résorber, deux stratégies dichotomiques vont être privilégiées. On a d’une part, l’option répressive avec son pendant, la guerre, et de l’autre, le traitement politique, qui mise sur la démocratie électorale, le nexus développement-sécurité et le partage du pouvoir. En Afghanistan, au Mali et au Burkina Faso, elles ont longtemps dominé ou constituent encore, de manière variable, le cœur des régimes institués de gestion du terrorisme.
Prégnant dans les régimes internationaux et locaux de gestion des insécurités violentes et complexes, non seulement dans les trois ordres politiques en étude mais aussi un peu partout dans le monde, l’option militaire procède du triomphe du prima répressif dans la lutte contre le terrorisme et l’insécurité. Liée à l’histoire de la construction de l’État (Tilly, 1992) et à l’historicité des processus de résolution des conflits dans le monde (Zartman, 1996), cette approche qui renvoie à la paix par la victoire et/ou la domination d’une des parties au conflit (Thucydide, 1964), est marquée par la figure de la résolution hobbesienne des conflits. Elle mentionne que « la façon la plus simple et la plus radicale de passer de la guerre à la paix, c’est la victoire » (Simmel, 1995 : 141). Cette solution militaire des conflits instaure une paix imposée par l’une des parties, synonyme de soumission ou d’élimination de l’adversaire (Elias, 1975 :6). Découlant des choix opérés par les États, ou encore le fait d’une coalition d’États, d’une conscience régionale ou enfin, d’une organisation internationale, la préférence et la priorité accordées aux dispositifs guerriers dans les stratégies domestiques et internationales de gestion de l’insécurité donnent l’impression que les campagnes militaires constitueraient la principale réponse (si ce n’est la seule) au terrorisme. Cela s’illustre par la succession cumulative, prononcée et renforcée des dispositifs de facture sécuritaire. En effet, dès les premiers bombardements, les frappes aériennes et autres campagnes militaires de la coalition en Afghanistan jusqu’au déploiement de la force européenne Takouba au Sahel, en passant par l’instauration de la MISMA, l’opérationnalisation du G5-Sahel, le déclenchement des opérations Serval et Barkhane ; la structuration de l’EUTM, sans oublier le débarquement de la MINUSMA, la réponse militaire constitue l’ossature fondamentale, le cœur des réponses adoptées dans la lutte contre le terrorisme un peu partout dans le monde (Jong, 2018).
Seulement, même si, l’échec et l’impasse de la solution militaire, sont, désormais généralement reconnus (Doronssoro, 2010 : 8), dans la mesure où d’une part tout ce qui a été proposé dans ce sens depuis 2001 en Afghanistan, 2012 au Mali et depuis 2014 au Burkina Faso, loin de constituer une solution crédible, voire même partielle à la détérioration de la situation sécuritaire a plutôt conduit à la socialisation de la violence armée et milicienne, il reste que la stratégie de « l’acharnement contre-terroriste », est toujours priorisée par les stratèges et initiateurs des entreprises militarisées de résolution des conflits afghan, malien et burkinabè (Bounoung Ngono, 2020). En effet, même ayant prouvé qu’elle était inefficace, voire contreproductive, dans la mesure où elle n’a pas pu atteindre son objectif initial, c’est-à-dire empêcher la prise du pouvoir par les armes en Afghanistan et réduire, à son expression résiduelle la capacité de nuisance et de déstabilisation des terroristes-jihadistes au Sahel malien et burkinabè ; quand bien même, elle aura participé d’une part, à l’accroissement de l’insécurité, sans oublier que la protection des civils et le rétablissement de l’autorité de l’État sur l’ensemble de leurs territoires sont demeurés de vains objectifs et que l’on constate, d’autre part que l’agression terroriste contre le Mali et le Burkina Faso s’est intensifiée pire, le terrorisme est dans son spectre ravageur à d’autres pays, charriant au quotidien, des morts, des blessés, des réfugiés et des personnes déplacées : les attaques sont devenues fréquentes, plus meurtrières et plus audacieuses, puisque de plus en plus, les terroristes s’en prennent davantage aux forces de défense et de sécurité, les harcelant jusqu’à leurs casernes, le renforcement de la stratégie militaire reste une constante.
Dans ce sens, les autres moyens de gestion de l’insécurité terroriste, que l’on pense à la négociation des accords de paix, la démocratie ou le nexus développement-sécurité sont pensées, non pas comme des réalités objectives et subjectives, c’est-à-dire des marqueurs autonomes de forclusion des armes, mais dans l’objectif de renforcer la posture de la concurrence éliminatoire.
Dès lors, les processus de gestion des insécurités complexes par la mise en route des accords de paix, ou par le truchement de la démocratie électorale et le développement, initiés à partir de 2010 en Afghanistan, dans une perspective visant, à trouver un accord de partage du pouvoir entre le gouvernement du président Hamid Karzai, son successeur, Ashraf Ghani et les Talibans (Doronssoro, 2010 ; Malejacq et Olsson, 2021) ; dès 2012 au Mali en vue de la gestion de la rébellion sécessionniste avec pour objectif, remédier à la brutalisation du champ sociopolitique malien imposée par le coup d’État de 2012, au moyen des élections et l’initiation de projets de développement des périphéries étatiques maliennes sensées biser le développement du terrorisme ; 2014 au Burkina Faso à travers la mise en route d’en processus de transition révolutionnaire, sensée enclencher une dynamique de refondation durable de l’État, de « déprétorianisation » du champ sociopolitique afin, de favoriser le rétablissement de « la parlementarisation » de la compétition politique, vont s’instituer comme des dynamiques qui, si elles sont d’essence palliative et complémentaires, restent des options secondaires et périphériques. Le cœur prédominant de la stratégie étant foncièrement militaro-sécuritaire, au sens traditionnel du terme (Mariko, 2021). L’ouverture des négociations avec les insurgés afghan, maliens et burkinabè restant, plus ou moins, toujours un tabou qui accompagne les catégories dominantes de lutte contre le terrorisme ; comme si la question du dialogue convoquait d’emblée un domaine jugé interdit (Bouhlel, 2020).
Toutefois, s’il est convenu que ces procédés, comme d’ailleurs d’autres approches dominantes de résolution des conflits : institutionnelles, DDR, « Rip Moment Aproch », les approches coopératives et humanitaires, ont de la peine à représenter des icônes de retour à la paix (Mandjem, 2020 :37 ; Mindja, 2020, Baassid Sookzo, 2020), la voie de la négociation, souhaitée par de larges franges populaires va, d’emblée être exclue. Célébrée par la sentencieuse formule : « Nous ne négocions pas avec les terroristes », la posture de négation de la négociation si, elle ne manque pas, dans les trois pays de conduire ou consacrer de fait une configuration oligopolistique du pouvoir, de la violence et l’émergence des centres concurrents d’autorités ; si elle ne manque pas non plus de conduire à la construction des dynamiques d’un « État dans un État », à la consolidation de « l’État des fiefs », la militarisation des revendications sociales, des rapports intercommunautaires et intertribaux, est variablement maintenue (Doumbia, 2021).
L’un des premiers arguments qui contribuent à son maintien consiste à plaider en faveur de la prolongation de l’épreuve armée : plus de temps est demandé pour que la stratégie militaire prouve son efficacité. Par conséquent, négocier équivaudrait, dans ce sens, à encourager les « terroristes » au moment où la pression militaire devient maximale. Par ailleurs, certaines analyses font le pari que les forces jihadistes notamment au Mali et au Burkina Faso, si cela n’est pas encore le cas, vont bientôt atteindre l’apogée de leur influence, ce qui implique que la stratégie actuelle serait en meilleure posture à l’avenir.
Deuxièmement, la différence entre les valeurs prônées ou promues par les jihadistes et celles des États, ainsi que leurs partenaires est souvent présentée comme un obstacle majeur à l’ouverture de négociations. Cet argument est relatif, car la réalité est plus complexe. D’une part, à de nombreuses reprises, les forces du contre-terrorisme ont souvent travaillé avec (et protégé dans certains cas) des criminels de guerre, des trafiquants de drogue et les rebelles (Gaoukoye, 2018 ; Tamboura, 2016 ; Tounkara, 2020). Dans ce sens, l’argument de la pureté morale n’est donc guère crédible.
D’autre part, le fondamentalisme ne se résume pas aux Talibans et aux jihadistes, les élites politiques soutenant les gouvernements tiennent souvent des discours très proches des fondamentalistes (Larroque, 2014 ; (Maïga Kokalla et Singaré, 2018). En outre, dans les trois arènes de lutte contre le terrorisme, l’on ne manque pas de noter l’application à géométrie variable du fameux principe du refus de la négociation. En effet, pendant que les négociations entre les États unis d’Amérique et certains Talibans montrent qu’il y a des fissures dans la position traditionnellement tenue par les occidentaux au sujet de la lutte contre le terrorisme, cette hypothèse est dénigrée ou découragée, notamment au Mali, ceci au détriment de la ferme volonté des maliens et de leur gouvernement à prospecter concrètement d’autres issues du conflit que la guerre. Nous retrouvons le sublime mystère de la « double morale » de la communauté internationale (Smouts, 1972), entre proscription et validation, à propos de la sortie négociée des conflits complexes et à configuration terroriste en Afrique notamment.
Ceci étant, nous soutenons que le principal argument qui continu plus ou moins à légitimer la démarche guerrière, la posture de la négation du dialogue et alimente les controverses sur l’incapacité et l’échec d’emblée présumée de la négociation à représenter un marqueur forclusion des armes dans les conflits « insolubles », réside dans la manière dont les uns et les autres perçoivent la négociation. En effet, si l’évocation du dialogue avec les « terroristes » cristallise, pour plusieurs, beaucoup d’attentes et d’espoirs (Bouhlel, 2013), c’est une option qui reste incompréhensible, inacceptable, irréaliste pour d’autres. Du coup, elle ne manque pas de soulever des inquiétudes et du scepticisme de la part de nombreux analystes, observateurs avertis et acteurs du conflit, qui n’hésitent pas à la qualifier et la présenter comme représentant l’exemple même de la fausse et dangereuse bonne idée (Reiss, 2010 ; Toros, 2008). Autrement dit, si l’option de l’ouverture des négociations n’est plus un tabou (Boon-Kuo, Hayes, Sentas et Sullivan, 2015), les analyses et les opinions recensées sur cette question divergent intensément, au point de dresser face à face deux camps en apparence irréconciliables.
Pour les uns, le dialogue avec les « terroristes » est présenté et fétichisé comme panacée, une solution miracle. Fondé sur une optique linéaire et finaliste, ce courant crédite le dialogue d’une capacité à transformer les valeurs guerrières en valeurs pacifiques pendant les pourparlers (Dudouet, 2010). Or, la revue des expériences de résolution des conflits insurrectionnels dans le monde, par la négociation commande d’avoir une opinion désenchantée de la négociation et des pourparlers politiques à constituer des icônes de passage de la guerre à la paix (Göldner-Ebenthal et Dudouet, 2019). Les autres, obnubilés par l’illusion du « toujours ainsi », véhiculent un discours à forte connotation normative et idéologique sur l’incapacité de la négociation à fabriquer la paix dans les conflits à configuration terroriste (Jones et Libicki, 2010). C’est une position qui essentialise les obstacles et des défis dressés sur le chemin de la paix et de la réconciliation avec les jihadistes.
En raisonnant ainsi, les uns et les autres pèchent soit par trop d’optimisme, soit par trop de scepticisme. Cette réflexion a la particularité de penser la négociation pour ce qu’elle est, c’est-à-dire, un processus réversible (Jones, 2015 :177-198 ; Palmiano, 2019 : 19-39). En effet, loin de représenter un mécanisme autonome et définitif de résolution des conflits à variable terroriste, la négociation semble un moyen efficace pour négocier les termes de la désescalade et de la transformation de la violence extrême (Whitfield, 2010 ; Zartman, 2003 ; Zartman et Faure, 2011 ; Philipson, 2005). Ce qui permet de recentrer la négociation comme processus de civilisation relative des mœurs guerrières. En effet, le premier avantage d’une solution négociée de sortie de conflit au Burkina Faso, au regard notamment des expériences afghanes et maliennes, est que, cette démarche représente un moyen d’atténuation de la concurrence guerrière et éliminatoire. Deuxièmement, en inscrivant le principe des négociations dans un effort de réduction de la violence orgiaque et sauvage, il constitue un bon argument à opposer à ceux qui estiment que les forces internationales cherchent à rester indéfiniment au Sahel.
Cette réflexion envisage, à partir de quelques hypothèses théoriques, démontrer que la négociation comme modalité de lutte contre le terrorisme constitue une piste de réflexion féconde, doublée d’une préoccupation empirique majeure depuis que, dans les perspectives de résolution des conflits malien et Afghan, le dialogue est désormais expérimenté ou officiellement évoqué comme mécanisme possible de passage des armes à la paix (Haspeslagh, 2013). D’abord parce qu’elle est nourrie à partir d’une analyse documentaire. À cet effet, les analyses qui en ressortent, reposent sur la lecture des sources académiques, de documents divers ainsi que l’exploitation attentive de la presse internationale et de la littérature grise. Une cinquantaine d’échanges, d’entretiens formels et informels avec nos collègues universitaires, des chercheurs, des acteurs gouvernementaux, des représentants de groupes armés, des forces de défense, des forces de sécurité, des membres de la société civile, des journalistes, partenaires extérieurs, réalisés au Cameroun, au Burkina Faso et au Mali par une équipe de cinq enquêteurs, entre septembre 2021 et novembre 2021, sans oublier l’observation et l’analyse secondaire des données ont également nourri cette réflexion.
Dans la construction de notre recherche, nous avons insisté sur trois aspects, plus spécifiques au travail comparatif : le choix des cas et leur comparabilité, la symétrie des méthodes d’investigation et la vigilance quant au risque d’introduction de biais culturels. Tout d’abord, notre démarche a consisté à bâtir une réflexion sur des cas empiriquement fondés et établis à partir desquels, nous cherchons à procéder à des généralisations maîtrisées. L’objectif étant de comprendre comment et en quoi les expériences maliennes et afghanes pourraient féconder ou enrichir les velléités burkinabè de négocier une issue pacificatrice du conflit qui oppose l’État aux insurgés jihadistes (De Montclos, 2021). Le concept de « conflits complexes et à configuration terroriste » nous a permis de procéder à l’homogénéisation conceptuelle d’un espace hétérogène (Gazibo et Jenson, 2004 : 62). Le premier défi a consisté à construire une démarche au croisement de la construction théorique et l’observation empirique dans un contexte d’asymétrie d’expériences et d’expériences asymétriques (Sa Vilas Boas, 2012). La seconde difficulté consistait à mener de front l’analyse des expériences de lutte contre le terrorisme et de résolution des conflits dans ces trois pays, en prenant le soin de contrôler les tensions entre la généralisation et la singularité des expériences (Béal, 2012), étant entendu que l’administration de la preuve et une montée en généralisation validée par l’épreuve de terrain constituent des exigences de la politique comparée (Badie et Hermet, 2001). Cet élément de méthode indique l’option pour une comparaison universalisante, car nous cherchons à mettre en lumière, les points des expériences maliennes et afghanes qui peuvent être capitalisées dans la situation Burkinabè. Les variables d’analyse choisies sont politiques, économiques, historiques, contextuelles et le cadre théorique, le constructivisme (Le Moigne, 1995) et les théories critiques de la sécurité (Balzacq, 2016).
Poser la négociation comme modalité de sortie du terrorisme, c’est initier une sociologie politique épistémique de la résolution des conflits complexes. C’est une sociologie politique des moyens, des manières et des méthodes de règlement des conflits « insolubles », mettant une emphase sur la faculté de la négociation à constituer un cadre de préservation des acteurs (I). Une sociologie qui prend le soin de montrer que, l’incertitude qui caractérise ces processus, et notamment la réversibilité de l’expérience afghane ne postulent en rien l’échec de la négociation comme moyen de négocier la fin de la guerre. Leur relatif échec est plutôt consubstantiel au jeu politique des acteurs.
La négociation comme logique de construction d’une conjoncture de conservation des acteurs
Comparé aux autres procédés de résolution des conflits, négocier avec les « terroristes », en tant qu’elle représente une modalité de lutte contre le terrorisme et l’extrémisme violent, se distingue essentiellement par son objet, sa portée et les perspectives qu’elle soulève en termes de renouvellement du cadre de vision et de la grille d’analyse des situations politiques et sécuritaires très complexes. Dans ce sens, penser la question de la négociation comme cadre de conservation des acteurs revient à insister et à se livrer à une étude suffisamment précise d’appréciation les externalités de la négociation en matière de gestion des luttes de pouvoir (A), et en termes de construction de l’État et de restauration de son autorité (B).
La négociation comme mécanisme de résorption des conflits de pouvoir
L’hypothèse de la négociation comme dynamique de sauvegarde mutuelle et individuelle des acteurs est forgée à partir d’un bilan empirique et d’une conceptualisation théorique de notre objet d’étude. L’un des mérites de cette conceptualisation consiste, à envisager la négociation comme une structure permettant d’organiser et de concevoir des circonstances qui peuvent augmenter de manière significative la sécurité mutuelle dans une configuration d’oligopole de la violence. La réflexion ainsi initiée nous permet de penser les conditions nécessaires à la formation et au maintien d’un cadre pour la survie (Honneth ; 2000). Étant donné que le conflit, dans les trois pays se décline sous les formes d’une concurrence à la fois, insurrectionnelle (rébellion), terroriste et intercommunautaire, la guerre qui oppose les acteurs dans ces trois pays doit être entendue comme une lutte pour le pouvoir d’État. Une lutte qui va prendre diverses formes. Il s’agit d’une part, d’une lutte pour le pouvoir politique (1), et d’autre part, d’une bataille pour le pouvoir économique, voire pour les symboles (2).
Toutefois, il faut dire que les frontières que nous venons de tracer sont extrêmement poreuses. Ceci nous permet de souligner que l’idée qui, voudrait qu’il existe des typologies de terrorismes bien distinctes, bref des types pures de terrorisme est un mythe éloigné de la réalité de la rationalité de l’engagement terroriste.
La négociation comme modalité de résolution des conflits liés à la lutte pour le pouvoir politique d’État
La lutte pour le pouvoir est au cœur de tout conflit de rébellion et de toute insurrection. Les expériences guerrières au Mali, en Afghanistan et au Burkina Faso ne dérogent pas à cette loi sociologique empirique. Dans ces trois situations de conflit en effet, l’enjeu dominant qui oppose les acteurs est la conquête du pouvoir d’État ou (à défaut) sa déstabilisation. La concurrence guerrière pour le pouvoir politique d’État va ainsi se jouer d’une part entre les élites du pouvoir entre-elles, et d’autre part entre les communautés ou les tribus. Il ne faut pas perdre de vue que ces luttes peuvent avoir des résonnances à la fois internes et régionales. Le conflit pour le pouvoir politique d’État oppose ici d’un côté, les élites institutionnelles du pouvoir entre-elles, notamment la classe politique et l’armée, et de l’autre les élites politiques et les forces religieuses.
La classe politique et l’armée constituent deux incarnations majeures de la lutte des élites institutionnelles du pouvoir d’État dans les trois ordres politiques. Cette querelle du pouvoir entre ces forces institutionnelles va institutionnaliser un jeu politique qui consacre plus ou moins les rebellions, la politique militaire et les rébellions comme « manières normales » de faire la politique. On assiste ainsi à l’émergence d’une dynamique de militarisation et de milicianisation de la compétition politique. Le jeu politique ainsi structuré va contribuer à la dégradation continue de la situation sécuritaire sur le terrain de la guerre contre les terroristes. Il est aussi responsable d’un certain nombre de problèmes structurels au sein des institutions militaires dans les trois ordres politiques, en l’occurrence la montée de la grogne dans l’institution militaire.
L’autre pan de la lutte pour le pouvoir politique d’Etat dans les trois pays va opposer la classe politique aux élites religieuses. Les uns prônant le maintien de la laïcité, les autres luttant pour l’application de la loi islamique et de la construction d’un Califat islamique dans les trois pays. On assiste ainsi à l’émergence d’une dynamique de « spiritualisation » de la politique et une volonté d’ « islamisation » des règles du jeu politique, ainsi que la gouverne politique et sociétale. Vont ainsi s’établir des transactions collusives entre les leaders religieux et la classe politique, fondées sur le souci des politiciens de capter le vivrier électoral « islamiste ». Dans le même temps, la classe religieuse constitue, dans la plupart des cas, une passerelle entre les groupes politico-militaires et l’État (Dobry, 2009).
En outre, dans des structures étatiques fortement hiérarchisées et gérontocratiques comme les sociétés afghane, malienne et burkinabè, l’insurrection terroriste prend la force d’une subversion contre les hiérarchies sociales établies. Elle est un moyen de reconfigurer les positions sociales de pouvoir ; les chances de puissance, de prestige et de domination au niveau local et national. Cela s’illustre par les logiques nationales et communautaires qui caractérisent les confrontations armées entre les différents camps en guerre. C’est dans ce sens qu’il faut analyser et comprendre les transformations violentes des hiérarchies de pouvoir orchestrées par les groupes armés et les communautés tribales au sein des communautés et des périphéries étatiques de ces États.
Ce qui précède permet de montrer que les expériences guerrières dans les trois pays sont d’abord animées par une logique de lutte pour le contrôle du pouvoir politique d’État. Dans ce type de conflit, il est clair que la solution militaire ne peut constituer un moyen de sortie de crise. Comme observé dans les trois pays, la politique militaire aura plutôt tendance à conduire à la détérioration du climat sécuritaire et à la militarisation des revendications du jeu politique ainsi que des revendications sociales. Dans ce sens, la seule manière plus ou moins crédible d’assécher les facteurs politiques qui conduisent à ces oppositions et confrontations guerrières, est l’ouverture du dialogue. En effet, même si l’observation de la dynamique des conflits au Mali et en Afghanistan ne permet d’avoir une position véritablement tranchée, il est à remarquer que l’ouverture des pourparlers avec les insurgés islamistes et autres groupes politico-militaires, à partir de 2010 en Afghanistan et en 2012 au Mali, a permis pendant un temps, l’observation des trêves politiques et humanitaires, et provoquer à différentes périodes, l’atténuation de la concurrence éliminatoire au profit de l’observation de cessez-le-feu temporaire, avant la reprise de l’escalade guerrière entre 2016 et 2020, du fait d’une part, du maintien de l’approche de la proscription du dialogue au Mali, et d’autre part, de l’échec des pourparlers qataris. L’autre déterminant de cette compétition de pouvoir étant la recherche des ressources économiques de survie des insurrections et de financement de la guerre.
Négocier comme moyen de remédier à une concurrence économique de type guerrière
La dynamique insurrectionnelle en Afghanistan, au Burkina Faso et au Mali s’est accompagnée à la fois d’une logique de prévarication des ressources économiques de l’État et de criminalisation et d’informalisation des circuits économiques et financiers, mais aussi, de processus de « landisation », des zones en guerre, c’est-à-dire de construction des « enclaves économiques rebelles » sur le territoire de ces États, à des fins de privatisation de la fonction fiscale de l’État (Bounoung, 2021).
Cette dynamique de « landisation » produit de fait, une balkanisation ou un redécoupage guerrier du territoire des États en zones ou propriétés privées d’extractions des ressources pour les insurgés, et dont, la violation est souvent perçue comme une déclaration de guerre (Mandjem, 2014 ; Dofini, 2018 ; Doumbia, 2021). En effet, dans une configuration où, groupes armés jihadistes et groupes d’autodéfense prennent progressivement le contrôle des territoires, et où la présence de l’État s’amoindrit dangereusement, les acteurs insurgés et autres groupes militaires et terroristes, vivant notamment de trafics, de la contrebande des ressources et des marchandises, ainsi que de la criminalité et de la prédation transfrontalière et communautaire, s’organisent pour défendre militairement leurs circuits d’approvisionnement et d’écoulement de marchandises.
Dans ce sens, l’une des missions ou fonctions urgentes que la négociation avec les leaders jihadistes peut assumer, c’est de permettre à l’État de reprendre le monopole du contrôle des circuits et des flux économiques à l’intérieur de son territoire et dans ses périphéries ; le but étant de démanteler tous les réseaux de fiscalité parallèles, de procéder à une nouvelle organisation de l’administration fiscale, de redynamiser les activités productrices, et enfin, d’éviter l’évasion de la production agricole, industrielle et minière au profit du financement du terrorisme et les autres entreprises de la violence, ainsi qu’en faveur des économies des pays voisins. Certes, la réunification financière risque de se heurter au refus des principaux responsables des multinationales terroristes et militaro-criminelles qui contrôlent certaines parties importantes des territoires de ces États, pourtant, cela n’enlève en rien le fait que la négociation représente un moyen de parvenir à la constitution d’un « guichet unique » regroupant les services douaniers, fiscaux et les services d’enregistrement dans les zones sous contrôle jihadistes et des groupes armés rebelles. Cette donnée est importante d’autant plus que le nouvel État à reconstruire sera chargé de mettre en œuvre un plan de reconstruction, de développement des infrastructures et de relance de l’économie, gage du renforcement de la cohésion et de la pénétration politique nationale (Sindjoun, 2002).
Les guerres ayant été à l’origine de la destruction des infrastructures sociales et économiques, et de la détérioration des conditions de vie des populations, en particulier dans les zones assiégées par les jihadistes et les rebelles, la réanimation de l’État passe par la mise en place de solutions à ces problèmes. Dès lors, la restauration de l’unité économique et de la croissance est un défi important à relever pour la sortie de conflit, car, il est important pour le financement des activités nécessaires à la pacification et à la reconstruction de l’État. Ce défi est d’autant plus important qu’il s’agit de pays fragilisés par des dépenses liées à « l’effort de guerre » et où, la dette, qu’elle soit intérieure ou extérieure, peut représenter un facteur déstabilisant ; leur remboursement absorbant alors des revenus indispensables au financement des programmes de reconstruction. Si l’argent a souvent été considéré comme le « nerf de la guerre », il ressort que les expériences de sortie de conflit en Afghanistan et au Mali, comme d’ailleurs un peu partout ailleurs en Afrique donne à voir que l’argent représente également le nerf de la paix. Autrement dit, la négociation avec les terroristes comme moyen d’assécher les sources de la concurrence économique guerrière et de son entretien témoigne de ce que la « paix a un prix » ; facture que l’État ne pourra solder que si ce dernier conserve un contrôle relativement fort des circuits économiques, marchands et financiers. La maîtrise de ces réseaux va contribuer en retour l’État de reconstruire son autorité et d’organiser la gouverne politique et sociale des populations par le truchement des variables économiques.
Par ailleurs, George Ayache place les origines économiques de la guerre au cœur de la prise de décision politique (Ayache, 2003 : 15-24). Il rejoint en cela, l’historien Pierre Renouvin qui nous invite à rechercher les causes de la première guerre mondiale antérieurement au début du XXe siècle : « C’est dans le développement de l’impérialisme économique, de l’expansion coloniale, et dans la poussée de l’orgueil national qu’il faut sans doute […] chercher » (Renouvin, 1969 : 2). Cet état de choses consacre le paradigme guerre/économie parfaitement identifié par le polémologue Gaston Bouthoul en ces termes : « On ne peut pas faire la guerre sans un capital initial de main-d’œuvre, d’approvisionnements et d’outillage » (Bouthoul, 1951 : 176). Vue sous cet angle, toute guerre est, par certains côtés, une « entreprise économique ». Cela dit, même si les causes de la rébellion ou des insurrections dans les trois pays sont d’abord politiques, il est important de mentionner que celle-ci ne peut perdurer sans se doter des moyens de fonctionnement. En outre, dans la plupart des organisations rebelles, les motivations des acteurs sont également différentes, certains trouvent dans la rébellion, une opportunité de s’enrichir ; ce qui ne contribue pas à faciliter la sortie de conflit.
Négocier comme mécanisme concourant à la restauration de l’autorité de l’État
L’appréhension de la question de la négociation dans la démarche de recherche d’une issue pacificatrice du conflit terroriste au Burkina Faso ne peut ignorer la problématique de la faiblesse de l’État, comme identité partagée des trois ordres politiques (Mongin 2014). En effet, la vulnérabilité des souverainetés territoriales sahéliennes et au Moyen Orient est une réalité éprouvée de la littérature scientifique (Abdoulaye, 2018 ; Moulaye et Niakate, 2011 ; Moulaye, 2016, Bourrat, 2018). C’est cette commune identité qui va disposer ces ordres politiques à devenir le site privilégié de la violence politique interne (Bouquet, 2005 ; Tazdaït et Nessah, 2008 :101).
Dans ce cas, penser la négociation comme dynamique d’établissement d’un rapport d’affinités électives entre le processus négocié de la sortie de conflit et la restauration de l’autorité de l’État, c’est formuler la thèse que l’une des vertus de la négociation est de retourner à la politique institutionnelle.
La négociation comme mécanisme permettant de pallier la vulnérabilité domestique de l’État
La vulnérabilité dont nous faisons mention est perceptible à partir notamment de trois principaux éléments : la crise du contrôle total du territoire par l’État du fait de sa faible capacité de projection périphérique pour des raisons tenant à l’absence des ressources financières, matérielles et humaines ; l’indocilité des sociétés situées à la périphérie de la Capitale, d’où l’émergence d’un « souverain territorial de type archipélagique » (Sindjoun, 2009 : 10) ; et enfin la contestation avec succès du monopole étatique de la violence physique légitime sur le territoire par des mouvements armés (Craven-Matthews et Englebert, 2018). Ces vulnérabilités ont tendances à particulièrement s’accentuer lors des conjonctures de conflit. Autrement dit, la compétition militaire éliminatoire au Mali, au Burkina Faso et en Afghanistan, comme d’ailleurs tous les conflits complexes et à configuration terroriste ont ceci en commun de constituer une conjoncture d’émergence d’oligopoles de pouvoir et de la violence physique légitime qui va, en retour, accentuer la dépendance de l’État vis-à-vis des forces sociales, et par conséquent, ouvrir la voie à la délégation de la violence légitime (Malejacq et Olsson, 2021).
La délégation de « violence légitime » par des États et leurs émanations à des milices pro-gouvernementales, des « chasseurs traditionnels », des sociétés militaires privées ou des « polices tribales » est une pratique fréquente en contexte de conflit complexe et de lutte contre le terrorisme (Bounoung, 2021). Cette politique, suivant la définition strictement juridique de l’État, est souvent comprise à la fois comme cause et conséquence d’une érosion unilatérale du pouvoir central au profit d’acteurs opérant hors de lui. Même si, cette interprétation est une erreur (car par définition, s’il y a délégation, c’est qu’il existe un compromis permettant au gouvernement de maintenir un degré d’influence sur les acteurs miliciens (Hibou, 2004)), l’observation des situations conflictuelles, d’abord en Afghanistan et aujourd’hui au Mali et de plus en plus au Burkina Faso montre que, déléguer la violence dans des zones où le contrôle des forces armées régulières est à la fois chancelant et non-prioritaire reste une stratégie risquée à même de mettre en péril le projet de construction de l’État. D’une part, rien ne garantit a priori le respect des accords entre gouvernement et acteurs miliciens sachant qu’il s’agit le plus souvent d’arrangements informels, fondés sur des rapports de force, plutôt que des contrats dont le respect ne pourrait être garanti que si l’État parvient à restaurer son ordre.
D’autre part, l’État lui-même se trouve inévitablement transformé par ce type de transactions : la frontière-même entre ce qui relève du « public » et du « privé » devient sinon floue, du moins poreuse, et affecte ainsi profondément ce qu’elle est censée délimiter (Ahram, 2016 ; Calculli, 2020).
S’il est vrai que cette stratégie constitue un moyen pour les États en quête d’adaptation (Leenders et Guistozi, 2019), de produire de l’autorité dans la violence (Grajales et Grandmaison, 2021) ; de renforcer leurs capacités coercitives (et par conséquent l’étendue de leur contrôle territorial et de leurs réseaux de pouvoir), il reste qu’en composant avec des acteurs sociétaux (Barkey, 1994 ; Tilly, 2005), ils acceptent un degré d’informalisation et de relativisation de leur pouvoir politique, en même temps qu’ils sacrifient une partie importante de leurs fonctions bureaucratiques de contrôle de la société et du territoire. Nous évitons ici de postuler le recours aux milices comme relevant nécessairement d’un recul de l’État ou d’une extension unilatérale de celui-ci.
La question qui se pose plutôt, du point de vue de la construction de l’État, est la suivante : ces acteurs miliciens sont-ils, à terme, susceptibles d’être réintégrés à l’ordre étatique dans des conditions permettant d’en pérenniser les avantages tout en en évitant les inconvénients ? L’observation des terrains afghan et malien permet de montrer que le dialogue peut constituer une modalité permettant de rationaliser le recours aux forces auxiliaires et miliciennes tout en « reprenant la main » sur l’effort de guerre au détriment des coalitions multinationales. Dans ce sens, des initiatives de contrôle de l’action de défense populaire, comme celles des VDP en cours d’expérimentation au Burkina Faso sont à suivre avec plus d’attention. Le dialogue constitue ainsi une logique de survie face à l’insurrection sur le plan interne et d’émancipation par rapport aux coalitions multinationales. C’est clairement un moyen de relativiser la vulnérabilité des États.
La négociation comme processus d’atténuation de la dépendance étatique vis-à-vis des forces internationales
Les conflits complexes et à configuration terroriste ont ceci de particulier d’installer les États dans un dilemme particulièrement complexe. Ce dilemme sous-jacent à toute intervention militaire internationale, est d’autant plus exacerbé que, dans les pays soumis à une intervention militaire extérieure à forte composante terrestre, les élites gouvernementales se trouvant contraintes de composer, non plus seulement avec les forces sociétales, mais aussi avec les priorités, rationalités et objectifs des intervenants étrangers. Ce qui, empêche les autorités gouvernementales de ces États à avoir un contrôle plus ou moins réel sur les processus de résolution du conflit et les mécanismes de sortie de crise (Grégoire, Kobiané et Lange, 2018).
Cette réalité a souvent constitué l’un des principaux blocages du processus de négociation au Mali. En effet, dans une configuration de force dépendance avec des intervenants étrangers, les autorités gouvernementales de ces États, malgré toute la volonté qu’ils peuvent manifester à chercher les voies de la transformation de la violence et de la concurrence guerrière, sont pour la plupart des cas, contraints par les régimes internationaux qui dominent la lutte contre le terrorisme et les sorties de conflit, notamment en Afrique. Dans ce sens, l’ouverture des négociations participe d’une logique inverse, à savoir rationaliser, harmoniser, re-centraliser et contrôler un processus qui jusque-là leur échappait largement. Il représente aussi un moyen pour ceux-ci d’agir face à un fait accompli, le diktat des forces extra-gouvernementales et internationales.
Seulement, en pratique, la mise sur pied d’une telle configuration est un processus difficile et douloureux, car le conflit dans les trois pays est une configuration impliquant une multiplicité d’acteurs aux intérêts disparates et diversifiés. Mais, cela n’enlève en rien la fait que la négociation reste un processus qui, s’il est mis en œuvre de manière autonome, va pousser les acteurs à transcender leurs divergences, leur diversité et leurs identités répulsives, pour construire un cadre permettant de négocier la paix.
Les affinités électives entre le jeu politique des acteurs et la réversibilité relative des processus négociés de résolution des conflits complexes et à configuration terroriste
De manière générale, on peut définir le jeu comme un affrontement au cours duquel chacun fait de son mieux pour « gagner » : le comportement des adversaires est alors décrit à l’aide de termes tels que « lucide », « judicieux », « raffiné »…, et se « ramène en fin de compte à la recherche des règles permettant de s’assurer les meilleures chances de succès » (Schelling, 1986 : 15). L’observation des expériences afghanes et maliennes de recherche d’une issue pacificatrice et négociée de sortie des conflits à variable terroriste nous apprends que ces processus s’insèrent dans la catégorie des « jeux mixtes » dans lesquels, l’hostilité et la coopération cohabitent. La particularité, la complexité, mais aussi la réversibilité de ces processus tiennent au fait qu’il s’agit d’un jeu où s’associent conflit et interdépendance, mieux coopération pacifique et coopération conflictuelle, qui selon les configuration peut prendre la forme d’un « jeu de coordination » ou de mise en commun des intérêts, ou alors la forme d’un « jeu à somme nulle », étant donné que la violence est l’ « autre moyen » de la politique. En nous inspirant de Thomas Schelling, on pourrait valablement assimiler les processus négociés de résolution des conflits complexes et à configuration terroriste à « un jeu à motivation mixte » (Schelling, 1986 : 119). Soulignant l’ambivalence des relations entre les acteurs engagés dans les processus négociés de sortie de conflit, le jeu à motivation mixte est la réalité qui va expliquer la réversibilité de ces processus, en Afghanistan notamment.
La réversibilité du cas afghan et les travers du processus malien comme expression de la faiblesse relative de la négociation comme icône de passe des armes à la paix
L’expérience Afghane d’une sortie négociée du conflit opposant les Talibans aux administrations du président Hamid Karzai et de son successeur montre à suffisance que ce processus constitue une ressource pour les acteurs en vue d’atteindre leurs fins qui sont soit la fin de la sortie de conflit, soit la perpétuation d’une situation de neutralisation bénéfique pour eux. Autrement dit, ils sont le lieu des rapports de forces décisifs à la fois en tant qu’éléments de mobilité ou de dynamique sociale et politique, mais aussi en tant que cadres de luttes pour la définition de la forme, du sens et de la hiérarchie des rôles pendant et après leur réalisation. Dès lors, la sortie de conflit par la négociation est caractérisée, en gros, par une séquence historique du type « intégration-désintégration-réintégration » (Dobry, 2009 : 18), qui parfois voit les engagements politiques et psychologiques s’effriter ou s’effondrer, diluant ainsi le compromis des accords précédents, et rendant de ce fait, les acteurs du conflit à nouveau disponibles à la pratique de la discrimination ami-ennemi.
La difficile affirmation des processus négociés de sortie de conflit comme réalité objective et subjective
Dans les ordres politiques en proie au terrorisme et à l’extrême violence, la négociation comme en Afghanistan hier et aujourd’hui au Mali, n’a pas brillé par sa capacité à façonner le procès politique ou à produire les résultats politiques comme en témoignent leur inscription laborieuse dans le processus de pacification politique et leur renégociation permanente et constante au cours des processus de paix dans les deux pays.
Comparée et assimiler un à processus d’institutionnalisation, la réussite d’un processus de négociation est censée se dérouler en trois étapes : l’intériorisation par lequel elle s’autonomise ; l’objectivation, par lequel elle acquière l’apparence d’une réalité objective et l’extériorisation, au terme duquel elle est incorporée au vécu de chacun. Cependant, la sortie négociée de conflit en Afghanistan, cela commence à être une réalité au Mali, se révèle comme une expérience particulière de négociation de la sortie de conflit et des conditions du retour à la paix. En effet, la conjoncture politique particulière (le conflit) qui a présidé à leur mise en place et les rapports de forces particuliers qui ont caractérisé ou caractérise le processus de cristallisation de ces processus expliquent en partie leur faible capacité à rendre la sortie de conflit effective. En d’autres termes, même si une fois que le processus de paix est lancé, il s’inscrit dans la radicalité de la parlementarisation, il est important de relever que leur réussite effective dépend et reste accrochée aux rapports de forces qui ont présidé à leur émergence. Dès lors, les logiques portées par ces processus au cours de la négociation de la sortie de conflit dans les deux pays éprouvent des difficultés à devenir une vision du monde (Berger, et LucKmann, 1996), puisque le jeu politique des acteurs rend possible d’autres visions du monde, par exemple le prolongement autant que possible de la durée de la sortie de conflit et de la forme prétorienne des négociations politiques.
Certes, on a pu observer, notamment en Afghanistan des phases ou des séquences au cours desquelles, la voie de la négociation a pu exercer des contraintes même relatives sur les acteurs du processus de sortie négociée du conflit, mais globalement, il se dégage une relative indépendance desdits processus de sortie de crise par rapport aux parties qui les composent ou qui ont œuvré à leur mise en place ; mieux elle apparaît comme étant dans la plupart du temps, prisonnière de la logique des groupes, parties ou factions engagés dans la négociation. En plus, la mutation fragile des logiques prétoriennes et guerrières de la configuration politique se révèle être une ambiguïté véhiculant des tensions au cours de la conduite des négociations. Ces processus sont le produit d’un compromis précaire et aléatoire et en perpétuelle renégociation au cours des processus de sortie de crise. Dans ce sens, la voie négociée de sortie de conflit se trouve ainsi largement relativisée et incomplètement légitimée dans la mesure où, elle constitue le produit d’une logique factionnelle et intéressée de situation.
Si les initiatives afghanes et maliennes de sortie de conflit par la négociation sont formulées et organisées de telles sorte qu’elles soient des cadres d’exorcisation de la violence physique et de démantèlement de la figure de l’ennemi, figure de proue de la conflictualité ouverte, incontrôlée et non maîtrisée et la transformer en celle de l’adversaire, il reste que la mutation de la figure de l’ennemi politique à celle de l’adversaire politique dans les deux ordres politiques de sortie de conflit n’est pas un processus linéaire. Il serait même illusoire de croire qu’une fois celles-ci lancées et mises en place, le passage de l’ennemi à l’adversaire s’effectuerait comme par enchantement. À cet effet, il est important de souligner que cette mutation est fragile et du fait même de la complexité et de la fragilité du processus de négociation, les processus ainsi initiés peuvent s’avérer, constamment réversibles.
Le conflit ayant été un facteur de socialisation des acteurs politiques et même des populations à la violence physique, la « pensée et la pratique de la guerre » continuent d’informer la rationalité, les calculs et les stratégies des protagonistes du conflit ou de manière plus large, les membres de la communauté du conflit, même après le lancement effectif de la sortie de conflit. Ce qui témoigne de la résilience de l’habitus de la violence physique dans le jeu politique Afghan et malien. Ainsi, le poids de l’habitus de la violence physique dans les processus de sortie négociée peut être appréhendé à partir de la difficile domestication de l’héritage de la discrimination ami-ennemi dans ces ordres politiques en voie de sortie de conflit et de la persistance de la sublimation de la victoire totale ou finale.
Ainsi, la réversibilité des processus politiques Afghans et Maliens en tant que conjoncture d’expression de la faiblesse relative des négociations est révélée d’une part, par la difficile affirmation des institutions comme réalité objective, et d’autre part cette faiblesse relative des pourparlers dans les deux pays est rendu possible grâce aux influences de l’environnement interne et externe.
Les influences de l’environnement dans la défaillance des processus de négociations
L’environnement, entendu ici comme le champ d’action du conflit, le lieu où s’élaborent et se conçoivent les politiques d’affrontement qui s’expriment dans la zone de conflit, les lieux où s’élabore et se conçoit une appréhension de la résolution des conflits des conflits afghan, burkinabè et malien, est déterminant dans la performance et la réussite ou l’échec des processus négociées de sortie de conflit dans les trois pays. D’autant plus que ces processus naissent dans des environnements sociopolitiques qui conditionnent en partie leurs chances de succès ou d’échec. Il est à noter du fait des situations de conflit dans ces trois États, qu’il y a une imbrication entre l’interne et l’externe, l’environnement doit être compris ici comme étant interne et externe.
Les entreprises négociées de résolution des conflits complexes et à configuration terroriste dans les trois pays en étude ne constituent pas un des « monades » qui une fois mises en place, seraient complètement coupées du contexte de crise dans lequel elles ont émergé et évoluent, mais aussi de l’environnement externe, parfois composé d’acteurs du conflit, qui a contribué à leur mise en place. L’analyse doit donc restée attentive aux influences de l’environnement interne et externe sur lesdites initiatives dans sa tentative d’explication de la réversibilité des pourparlers, notamment en Afghanistan. Ainsi, appréhender les influences de l’environnement interne et externe comme facteurs de la faiblesse relative des entreprises négociées de sortie de la violence extrême et du terrorisme, revient dans un premier temps à saisir l’environnement interne non pacifié comme le lieu de prolifération des menaces pour la sortie de conflit, et dans un second temps à s’appesantir sur les effets de composition de l’interconnexion entre l’interne et l’externe au cours de la sortie de conflit.
La sortie négociée de conflit par le dialogue en Afghanistan et au Mali est le lieu de prolifération des menaces qui fragilisent ce processus parce qu’elle se déroule dans un environnement non pacifié, mais également à cause de la place importante que continue à occuper la violence matérielle dans le conflit de transition. La faible objectivation de la négociation dans les stratégies de lutte contre la violence armée et le terrorisme dans les deux pays est due au fait que cette dernière (sortie de conflit) se présente comme un processus institutionnel variablement dépourvu de la maîtrise de la violence, mais également révèle des interactions entre acteurs autour des ressources coercitives. La sortie de conflit par le dialogue de transition en tant que processus institutionnel de parlementarisation des rapports politiques suppose un environnement pacifié. Or, dans les trois pays en étude, le dialogue de sortie de crise représente un module institutionnel de parlementarisation dans un jeu politique encadré par les éléments de contre parlementarisation, du fait de la persistance des structures de militarisation et de para-militarisation de l’État et autres groupes politico-militaires, la persistance de la segmentation identitaire et le démantèlement variable et à géométrie variable de l’État, le non refoulement des violences privées.
Ainsi, contrairement aux travaux de Fernand Braudel ou de Charles Tilly qui montrent que la guerre, l’extraction et l’accumulation économique, souvent privées, ont interagi pour donner forme aux États européens et que le banditisme, le pillage, la piraterie et les rivalités entre gangs et la guerre appartiennent à un même continuum et contribuent tous à la formation de l’Etat (Braudel, 1990 ; Tilly, 1992), la violence matérielle au cours de la sortie de conflit est une logique de fragilisation de l’État en reconstruction. Sans perdre de vue le fait que les influences à la fois régionales et internationales configurent et accompagnent ces processus rendent la route paix plus tortueuse. Ceci étant, la négociation, malgré les manipulations dont elle peut faire l’objet peut être capitalisée comme marqueur durable de sortie de crise, pour ce qui est notamment du Burkina Faso.
La négociation comme conjoncture de poursuite de la concurrence qualifiante entre acteurs
Dans une perspective de sortie durable de conflit au Burkina Faso, négocier les termes de la réduction de la destruction mutuelle avec les jihadistes et autres entrepreneurs locaux de la violence peut représenter une voie de canalisation de la concurrence guerrière. L’enjeu ici étant de passer d’une concurrence entre groupes rivaux, qui cesse d’être éliminatoire pour devenir « qualifiante » et « agrégative ». La concurrence qualifiante, « c’est la situation dans laquelle la contestation réussie du monopole étatique de la violence physique et l’opposition armée aux autres unités combattantes permettent à un mouvement de participer aux [institutions de transition] » (Sindjoun, 2007 : 990). La qualification des rivaux à l’issue de la compétition guerrière soldée par un « score vierge » ou un « match nul », c’est-à-dire qu’aucun belligérant n’a réussi à dominer ou à éliminer son ou ses rivaux, appelant ainsi la formation des coalitions institutionnelles de résolution négociée du conflit, au profit de la maximisation de la sécurité humaine. La mise en place d’une telle configuration n’est possible que si l’on consacre la négociation comme la seule forme acceptable et autorisée de sortie de conflit dans le Faso.
La négociation comme entreprise de consécration de la voie parlementaire de sortie de conflit
Le réexamen de l’utilité de l’approche politique de résolution de conflit en rapport avec la situation conflictuelle et guerrière du Burkina Faso nécessite que l’on s’autorise un écart en prenant en compte et au sérieux, non seulement le référent religieux, mais surtout les mécanismes endogènes, anthropologiques et du quotidien de (re)suture du tissu social et de la fabrication de la paix. Ce sont ces derniers mécanismes, et notamment la palabre et la « Sanagounya », qui ici, nous intéressent.
La rhétorique « Asseyons-nous et discutons » fréquemment utilisée en contexte de tension sociale par les leaders politiques africains résume laconiquement la méthode de la palabre, qui est une forme de juridiction coutumière invitant les autorités traditionnelles, les acteurs impliqués dans un conflit, jeunes, vieillards, hommes et femmes à un dialogue autour d’évènements particuliers qui rythment la vie sociale : récoltes, assainissement du village, litiges, funérailles, mariages et circoncisions. La palabre est en principe ouverte à tous. Il existe cependant une hiérarchie et un protocole dans l’intervention des principaux acteurs. Les vieillards jouent un rôle privilégié, souvent au détriment même des chefs. Il est considéré que ce grand âge, symbole de sagesse, les préserve de toute position partisane et les incite à l’inverse au compromis et à la pondération. Les vieillards sont regroupés au sein d’un conseil des sages.
Loin d’être déterminée au hasard, la date de la palabre doit par ailleurs correspondre à un moment propice le plus souvent fixé par des géomanciens. En outre, les échanges se tiennent toujours dans des lieux chargés de symboles (sous un arbre, près d’une grotte, dans une case ou vestibule édifié à cet effet).
En cas de conflit, la palabre se tient généralement lorsque l’un des protagonistes porte plainte auprès de la chefferie villageoise. Après la plainte, le chef du village convoque à une date indiquée, par le biais d’un messager, les parties en conflit ou les belligérants et toute la communauté. Pendant le déroulement de la palabre, le chef ne prend pas la parole. Quand il la prend, c’est pour mettre un terme aux échanges en indiquant la décision prise par le collège des sages. Un modérateur est donc choisi par le chef. Il s’agit généralement de l’un des membres de la notabilité, un ancien qui est suffisamment imprégné des us et coutumes du village et qui possède une maestria dans le maniement de la parole, des proverbes et des contes. À tour de rôle, le modérateur donne la parole aux protagonistes pour qu’ils exposent leurs versions des faits. Ensuite, s’il y a des témoins, ceux-ci s’expriment à leur tour. Par la suite, le reste de l’assemblée convoquée se prononce sur la situation.
Les sentences prononcées peuvent conduire à l’exclusion. Cependant, la finalité de la palabre n’est pas d’établir les torts respectifs des parties en conflit. Le résultat de la palabre se présente sous la forme de résolutions communes, et le respect des engagements pris peut être assuré par un serment devant une divinité. La palabre fait ainsi figure de thérapie collective. La décision arrêtée à l’issue des discussions et débats est généralement célébrée par la prise d’un repas en commun réunissant les différents protagonistes, dans le respect des alliances et des préséances et au rythme de danses et de chants, manifestations de la volonté de vivre ensemble dans la paix et l’harmonie. Ces caractéristiques font de la palabre un cadre libre d’expression politique et sociale.
Très répandues en Afrique de l’Ouest, les alliances à plaisanterie, encore appelés Sanagounya sont des mécanismes sociaux de prévention, de médiation/conciliation et de résolution des conflits, qui renvoient à un pacte d’amitié et de non-agression entre différents clans, castes et ethnies (Smith, 2006). Radcliffe-Brown, l’un des premiers anthropologues à s’être intéressé au phénomène, définit l’alliance à plaisanterie comme : « […]une relation entre deux personnes dans laquelle l’une est autorisée par la coutume, et dans certains cas, obligée, de taquiner l’autre ou de s’en moquer ; l’autre, de son côté, ne doit pas en prendre ombrage » (Radcliffe Brown, 1968 : 158). Sory Camara (1975) fait bien une distinction entre « parenté à plaisanterie », où les partenaires de la relation sont liés par une parenté réelle, et l’ « alliance à plaisanterie », qui se déroule entre patronymes de différents groupes ethniques.
Toutefois, les deux types d’alliances fonctionnent en réalité selon le même principe : tout en instaurant une relation de plaisanterie, l’alliance ou la parenté institue un pacte de non-agression entre les contractants de l’alliance.
Globalement les parentés et les alliances à plaisanterie sont des institutions sociales dont l’objectif est de garantir durablement la paix et l’harmonie au sein des familles, entre clans, entre groupes socioprofessionnels, entre castes et entre ethnies. Les alliances à plaisanterie se présentent ainsi sous plusieurs formes : les alliances inter claniques ; les alliances entre des groupes socioprofessionnels ; les alliances inter ethniques ; les alliances entre les générations.
Les alliances constituent de ce fait une convention sociale intra- et intergroupes encadrant les rapports sociaux dans le sens où elles recommandent des relations conviviales tout en instituant un pacte de non-agression et de paix perpétuelle entre les groupes alliés ou groupes ethniques.
Le professeur de littérature Amoi Urbain (2005) qui a consacré une étude à ces alliances, synthétise leurs principes et leurs objectifs en huit points : le respect de la dignité de l’être humain des points de vue moral, physique et social ; l’atténuation des différences sociales entre maîtres et esclaves, entre grands-parents et petit-fils, etc. ; l’égalité entre les groupes sociaux et les groupes ethniques ; l’obligation de respect mutuel ; le devoir de fraternisation et d’assistance mutuelle ; le devoir d’humanisation des rapports sociaux ; l’observation de la paix perpétuelle entre les peuples concernés.
En tant que mécanisme de gestion des conflits, les alliances couvrent à la fois la prévention, l’arrêt et la résolution pacifique des conflits : si leur rôle premier est en effet de prévenir les conflits au sein du corps social, elles servent également à leur résolution et à concilier les différentes parties prenantes. La règle de l’alliance stipule que, quel que soit le degré d’adversité suscité par une situation particulière, les alliés impliqués doivent se garder de basculer dans le conflit ou doivent utiliser inconditionnellement les moyens pacifiques pour gérer celui-ci. Lorsque le conflit éclate malgré tout, il doit prendre la forme d’une plaisanterie et s’estomper. Au pire des cas, lorsqu’on en arrive à des violences, par ignorance ou opiniâtreté des belligérants, nonobstant la forme ou l’intensité du conflit, l’interposition d’une tierce personne par la mobilisation de l’alliance met un terme aux hostilités. Il s’ensuit alors des rituels de réparation. Ces rituels peuvent varier d’une communauté à une autre et restent tributaires de la nature du conflit. Le plus souvent, une immolation de bêtes (coq, bélier, bouc, bœuf) et une libation rythmée par des paroles sacrées sont faites par les autorités coutumières pour implorer la clémence des divinités et pour concilier les différents acteurs en conflit. Au Burkina Faso, les alliances restent à présent très solides au sein des communautés. Elles sont l’un des traits caractéristiques de la trame des rapports sociaux entre communautés dans ce pays. Elles établissent un filet de relations complexes à la fois au sein et entre les groupes ethniques de la société. C’est donc un mécanisme à explorer.
La sortie pacifique et durable du conflit comme cadre de structuration d’un pacte de cessation des hostilités et de reformulation libérale des règles du jeu politique
Décliner la réflexion sur la négociation comme moyen pouvant permettre l’essoufflement de la violence en ces termes, c’est une preuve non seulement de discernement mais aussi, c’est être réaliste. Cette posture nous est conseillée par l’histoire des tentatives de construction de la paix par la signature des accords de paix au Mali. C’est une histoire qui nous permet de voir l’extrême réversibilité de ces outils de fabrication de la paix.
À la différence d’un accord de paix, l’accord de cessation des hostilités entre acteurs de la communauté de conflit aura pour avantage d’être un accord de mise en œuvre du processus de paix. Cet accord aura pour principal crédit de participer des mesures de confiance. Souple, mais marqué par le principe de réciprocité évoqué. L’accord de cessation des hostilités permet d’engager les acteurs dans la voie de la recherche des solutions pacifiques au conflit, en faisant taire la voie des armes.
Pour exprimer tout le potentiel de transport de la conflictualité que nous lui prêtons, l’accord de cessation des hostilités ne doit pas être conclu dans un but purement tactique, il doit être le fruit d’un compromis et faire l’objet d’une publication. Cela participera au renforcement de la confiance entre les parties prenantes, et pourra permettre de rallier les sceptiques. Tous ces débats doivent être pris en compte pour ne pas déboucher sur une impasse, surtout dans le cadre où le processus de paix doit se boucler par l’organisation d’une élection. Dans ce sens, il est émis et admis l’idée qu’entre « enfants du pays », on devrait pouvoir s’entendre. Seulement, et comme ce chapitre l’a montré la réalisation de tels vœux dépend que l’on sorte de la communauté de conflit pour reconstruire la communauté politique.
Conclusion
Au sortir de cette réflexion sur la négociation avec les ‘’terroristes’’ comme modalité de résolution des conflits complexes et à configuration terroriste, basée notamment sur la confrontation des expériences afghane, malienne et burkinabè nous pouvons déduire quelques constantes. En premier lieu vient le fait que la négociation constitue une modalité de forclusion des armes dans le cadre des conflits de pouvoir. En effet, même si les processus négociés de sortie de conflit dans ces trois pays peuvent diverger, il reste qu’ils représentent pour le Burkina Faso une piste de sortie durable de crise, dont le terrorisme n’est qu’un moyen. En second lieu, et étroitement lié à la première réalité, vient le fait que la négociation permet de pallier les vulnérabilités internes et externes de l’État, car permettant de marquer le retour à l’institutionnalisation de la politique, la monopolisation de la violence physique légitime et la rationalisation des moyens populaires et communautaires de lutte contre la violence extrême et orgiaque. Dans ce sens, négocier avec les terroristes participent des expériences ou des initiatives qui visent à (re)construire la capacité des États à agir comme espace, agent et principe de sécurité.
Elle représente une dynamique de parlementarisation de la sortie de conflit. Enfin, poser la négociation avec les terroristes comme modalité de résolution des conflits complexes et à configuration terroriste, est une démarche qui vise à intéresser l’actuelle bureaucratie de transition aux sources endogènes de résolution des conflits dits insolubles et des modalités anthropologiques de fabrication de la paix au Burkina Faso.
Auteur Aimé Protais BOUNOUNG NGONO
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