Existe-t-il un lien entre urbanisation et terrorisme ? En tout cas, la typicité des zones dites périphériques joue un rôle important dans le déploiement de groupes armés terroristes. Car, celles-ci, moins peuplées, ne sont visées que par peu de politiques publiques. À travers cette interview, Dr Beaugrain Doumongue, ingénieur civil, président chez Construire pour demain, fait le plaidoyer d’une « gouvernance systémique de l’urbain».
Bénin Intelligent: Quelle est votre perception de la relation entre l’urbanisation rapide en Afrique de l’Ouest et la recrudescence des menaces à configuration terroriste ?
Dr. Beaugrain Doumongue: Il existe sans conteste une relation complexe entre le phénomène urbain et l’intensification des menaces de nature terroriste en Afrique de l’Ouest. La question, il est vrai, ne relève pas que de cette région singulière. Car, partout dans le monde, des formes spécifiques de violence s’urbanisent et contrastent lourdement l’avis premier qu’on serait tenté de se faire à ce sujet. On imagine sans peine que les phénomènes migratoires en évolution dynamique concourent aux limites de la ville à combler les attentes primaires des populations qui, en masse, se jettent sur les routes de l’exode.
Le gonflement des périphéries alimentant la montée en puissance de la précarité ne peut que disposer des populations désoeuvrées à des manifestations violentes. A ce stade, le moindre prétexte est bienvenu pour enflammer la poudrière. Mais est-ce suffisant pour trancher la question ? Tant s’en faut, car à la vérité, la complexité énoncée supra suppose la négation de la circonscription tacite des violences dans le périmètre urbain. Et pour cause ! On constate que les manifestations terroristes les plus meurtrières dans la région se cristallisent dans les failles du continuum urbain-rural. En conséquence, on peut considérer que l’urbanisation en Afrique de l’Ouest représente un meuble mais qui, à lui seul, est insuffisant pour dicter la dynamique terroriste locale.
L’urbanisation rapide peut-elle contribuer à la propagation du terrorisme ?
Pour être factuel, la réponse est oui. Elle suggère implicitement qu’une mécanique naturelle soit à l’œuvre: celle du développement des villes, mû par le double effet de la croissance démographique et de la densité de population. Dans un article intitulé “Deux Afriques se jaugent dans une ville” paru le 07 mars 2022 chez La Tribune Afrique, je mets en évidence le rapport subtil entre “la ville caviar”, dopée par l’explosion des middle-class, qui obombre en toute insouciance celle des démunis. Car, en effet, les inégalités croissantes et la pauvreté, la marginalisation socio-économique apparaissant dans des contextes de gouvernance bancale et la présence d’infrastructures critiques peuvent représenter des contextes favorables au déploiement du terrorisme.
Mais encore une fois, l’expérience démontre que la tendance de la menace est fluctuante et principalement logée dans le calcul d’intérêt des extrémistes en fonction de l’idéologie qu’ils véhiculent, de l’ampleur souhaitée de leurs attaques en termes de victimes, de l’opposition qu’ils pourraient rencontrer et surtout de l’intérêt stratégique de viser une ville plutôt qu’une autre. Et c’est sous ce dernier aspect que je voudrais réaliser le constat de la supériorité des victimes dénombrées à Gao (de 71%) et Kidal ( de 57%) par rapport à Bamako; surfant volontiers sur un rapport de l’OCDE qui relève en 2022 l’hétérogénéité des processus d’urbanisation en Afrique de l’Ouest, pour entériner que l’urbanisation rapide ne rime pas nécessairement avec la propagation du terrorisme.
J’en veux pour preuves le seuil de pauvreté et la configuration urbaine de la zone des trois frontières, pourtant le siège d’attaques multiples. Loin de s’urbaniser principalement, le terrorisme se ruralise. Paradoxalement.
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Outre la planification urbaine inadéquate et le manque de ressources pour l’application des réglementations de construction, quels sont, selon vous, les principaux défis auxquels sont confrontées les politiques dans la planification et la gestion de l’urbanisation sécurisée en lien avec les menaces sécuritaires ?
Le défi des politiques en matière de maîtrise de l’urbanisation en contexte sécuritaire incertain s’adosse à la sempiternelle question de la gouvernance. Elle impose la nécessaire coordination intersectorielle autour des enjeux. La menace terroriste étant par nature incertaine, parce que relevant généralement de méthodes variées, étant délibérément violente, faisant usage de la surprise, visant des sites stratégiques ou des populations vulnérables, elle impose une asymétrie spatio-temporelle féconde en contexte de gouvernance défaillante. Pourquoi ? Parce qu’elle annihile, le cas échéant et d’entrée de jeu, les possibles d’une approche multidimensionnelle et concentrée impliquant à la fois les acteurs sécuritaires, l’Etat et les gouvernements locaux.
De plus, la non-maîtrise et la mauvaise gestion des flux migratoires posent problème. Elles alimentent l’étalement urbain tout en transformant des aires urbaines, sur fond de bidonvilisation, les empreignant de teintes que j’apprécie sous la notion de “fresques africaines du bâti”. Cela permet d’interroger l’engouffrement des malveillants dans ces espaces devenus propices à leur dissimulation. A cela, faut-il sans doute rajouter l’inégale répartition du service public qui achève de générer subrepticement l’exclusion au détriment du nécessaire engagement communautaire face à l’insécurité. Toutes ces questions supposent des dispositifs qui relèvent de la gouvernance, c’est l’enjeu incontestable des politiques urbaines sûres.
Comment les politiques d’urbanisation intelligente peuvent-elles contribuer à renforcer la résilience des villes et des communautés face à la menace terroriste, en prenant en compte les dynamiques sociales et économiques spécifiques de la région ?
Je défends volontiers que l’urbanisation n’est véritablement intelligente que lorsqu’elle est gérée et donc planifiée en fonction des contraintes spatio-démographiques, politico-économiques et socio-culturelles qui font la ville. Et je ne doute pas une seule seconde que cette intelligence soit tributaire d’un facteur clé, à savoir la résilience. La ville est le lieu de chocs endogènes et exogènes, un point de rencontre véloce entre la convoitise de ceux qui viennent et la gourmandise de ceux qui sont là ; d’où une pression sur la première des ressources, à savoir le foncier, ce qui entraîne l’étalement urbain, complexifie l’appréhension de l’optimum de densité, meuble les défis de mobilité, alourdit l’anarchie du bâti qui s’enfuit toujours plus loin et épuise l’urbanisme qui ne se dépêche que trop lentement à le rattraper.
« Faire de la résilience une réalité en pareille situation, c’est opter pour une approche indissociable des quelques points essentiels que sont l’inclusion socio-économique, le renforcement des compétences locales et la consolidation des réseaux communautaires. »
Beaugrain Doumongue
La première impose la présence de l’Etat, un soutien vivant aux initiatives économiques des jeunes et des femmes, la lutte contre les inégalités, la viabilisation des aires dégradées, le recul de l’activité informelle. La seconde requiert la capacité des acteurs communaux à comprendre les enjeux sécuritaires et à agir au plus près de leurs administrés en intégrant ces derniers aux processus décisionnels. Des compétences sont nécessaires pour ce faire ainsi que des moyens colossaux. La dernière, enfin, corollaire des deux précédentes, représente le nec plus ultra de l’anti-radicalisation et incarne le potentiel du faire ensemble pour un faire ville dénué de toute violence. C’est à mon sens, de l’assemblage de ces ingrédients, que découle la résilience, la vraie, celle qui est conçue et formée de l’intérieur comme un rempart, étanche à toute logique contraire et appuyée sur la détermination du groupe.
En quoi la planification urbaine peut-elle être un outil efficace pour prévenir et contrer l’implantation de groupes armés terroristes dans les zones dites reculées en Afrique de l’Ouest ?
Les villes sont les épicentres frénétiques du phénomène urbain. Leur gestion suppose une planification minutieuse. La planification urbaine a pour vocation d’orienter le devenir des villes sur la base d’études diagnostiques multicritères, de la projection des besoins infrastructurels, des limites déterminées pour l’urbain, du zonage fonctionnel, de l’intégration des aspects socio-économiques dans une logique inclusive et de développement durable. Les plans qui en découlent devraient permettre d’équilibrer les besoins des populations avec les ressources disponibles à l’effet strict de garantir le minimum acceptable pour tous en termes de conditions de vie. Théoriquement.
Par ailleurs, Véronique Barnier associait à juste titre les défis urbains à la compacité, la citoyenneté, la solidarité et l’éco-gestion. On aura vite fait d’y loger la question de l’éducation, véritable pierre angulaire de la ville qui se tient, envers et contre tous les maux, terrorisme y compris ; et, partant de là, de limiter la violence aux goujats qui prolifèrent dans les failles laissées béantes par les accidents du “système”. Quand l’éducation et les services sociaux n’auront plus rien de luxueux, il va sans dire que la barbarie reculera comme sous l’effet lénifiant d’un décisif Vade retro !
Quand en plus, sur fond de la fondamentale décentralisation de l’urbanisme, on se propose de penser en amont la ville pour qu’elle suscite l’exode urbain en ayant pris soin de restituer leur dignité à des villes secondaires conçues comme des sas destinés à absorber les flux migratoires en direction des capitales; on brise le règne de l’urban bias. Et on donne à la planification de déterminer que ce qui précède reste, au-delà d’une grille d’observation, l’aune véritable de mesure du potentiel de résilience d’une ville.
Comment peut-on intégrer les dynamiques sociales dans les politiques d’urbanisation pour promouvoir des environnements inclusifs et résilients ?
Il faut, à mon sens, trouver le potentiel dans l’action des gouvernements locaux où le développement devrait miser sur la consultation, le dialogue et la concertation, de sorte à faire de la participation un incompressible de l’appropriation, d’abord locale, de la dynamique urbaine. A cela, il faut rajouter l’inclusion, la promotion de la diversité et l’accès équitable aux services de base tout en recentrant sur l’humain, ce que la ville a de plus épais pour construire un faire société commun. De quoi susciter un idéal de la vie en communauté, puis, par glissement, de la vie en ville. Envisager l’urbanisation inclusive et résiliente revient incontestablement à miser durablement sur l’épanouissement socio-économique du citadin !
Quels sont les principaux obstacles à une mise en œuvre efficace des politiques d’urbanisation sécurisée en lien avec la prévention du terrorisme en Afrique de l’Ouest francophone selon vous ? Et quelles solutions pouvez-vous proposer pour les surmonter ?
Je renouvelle quotidiennement le constat de la non prise en compte de l’imprévisibilité du futur au profit de la continuité du présent. C’est en raison de cela que la multiplication des chocs extérieurs inattendus, par temps de crises, ne se contente pas simplement de révéler les fragilités larvées de nos systèmes en place, mais détermine surtout que l’anticipation ne nous soit pas encore comportementale, faute de prospective urbaine, stricto sensu. J’ai soutenu dans un article portant ce titre et paru le 21 mars 2023 chez La Tribune Afrique que “le benchmarking des bonnes pratiques est le tremplin de l’urbanisme Africain”.
Nous devons apprendre l’art prométhéen d’aller voler le feu au ciel, faute de quoi, cette nécessité incomprise n’aura de cesse d’envenimer l’avenir de l’urbain, si en plus il faut considérer les défis contextuels qui relèvent des faiblesses régaliennes. Car avec des budgets insuffisants, des politiques fragmentées et des interventions incertaines, l’insuffisante coordination intersectorielle et la politisation outrancière de l’enjeu urbain au détriment de logiques purement technicistes, il sera vain d’espérer une ville durable, inclusive et sûre. Vous l’aurez compris, mon plaidoyer est celui de la gouvernance systémique de l’urbain, celui de la prospective urbaine, celui de l’humain et du social.
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