En ces temps d’incertitude, où les coups d’État se sont multipliés, la démocratie en tant que mode de gouvernance est contestée. Pire, elle est objet de vives critiques. Au-delà du débat habituel sur la question, et face à la montée du terrorisme, Bénin Intelligent s’est intéressé aux liens qui subsistent entre démocratie et terrorisme. En sa qualité de directeur du centre de recherches et de sondages Crop-Togo, Hervé Akinocho livre une analyse appuyée d’exemples précis sur le déficit du modèle de gouvernance et l’explosion du terrorisme au Sahel.
Bénin Intelligent: De 1990 à nos jours, où la démocratisation de la bande sahélienne a pris un fort ancrage, dites-nous, après 34 ans d’expérience de ce mode de gouvernance, quelle analyse faites-vous de l’état de la démocratie au Sahel, surtout da.ns la résolution des conflits à configuration terroriste ?
Hervé Akinocho: Il est intéressant de rappeler que la démocratisation est un processus politique. Où le peuple exerce son droit de choisir les dirigeants chargés de conduire le destin de leur pays. Toutefois, ce système adopté par de nombreux pays africains à partir des années 90 n’a pas toujours répondu aux attentes escomptées. Et le Sahel n’a pas été épargné.
De nombreux pays de la région ont été confrontés à diverses crises. De même qu’à des interruptions du processus démocratique au cours des 34 dernières années. Des évènements marquants ont suivi tels que l’assassinat du Président Baré Mainassara en 1999, la chute de Blaise Compaoré au Burkina Faso suivie de la tentative de coup d’État du Général Diendéré. Sans oublier bien sûr le coup d’État contre le Président Amadou Toumani Touré en mars 2012 et les rébellions Touaregs qui perdurent depuis 1963. Ces crises révèlent que la démocratie seule n’a pas réussi. Elle n’a pas réussi dans la résolution effective des problèmes auxquels les populations sont confrontées.
Cependant, il est important de se demander si la démocratie a pour vocation première de résoudre les conflits. Dans son essence, ce n’est pas son rôle principal. Toutefois, un système de gouvernance efficace devrait être en mesure de répondre aux crises sociétales sur le long terme.
Malheureusement, les élites politiques africaines, sous le regard complaisant de la communauté internationale, ont souvent réduit la démocratie à un simple exercice électoral. Tout en mettant parfois moins l’accent sur la qualité des institutions gouvernementales. Cette lacune a eu des répercussions importantes sur la capacité des pays du Sahel. Surtout à faire face aux défis internes, y compris ceux liés aux conflits à configuration terroriste.
« Le terrorisme peut se nourrir des inégalités et des conflictualités internes »
Concernant ces conflits, leur contexte est particulier. Ils ont été importés de la Libye, et facilités par la prolifération des armes née de sa dislocation. Hélas, les solutions explorées jusqu’à récemment ont trop souvent reposé sur une aide extérieure. Surtout avec des forces telles que la MINUSMA de l’ONU, la force française Barkhane, et la force européenne Takuba. Les mécanismes internes comme le G5 Sahel, ont souvent attendu des financements extérieurs pour opérer. Cette dépendance excessive à l’égard de l’aide extérieure a conduit à une certaine déresponsabilisation des dirigeants régionaux et a exacerbé les crises sécuritaires auxquelles nous assistons actuellement.
Ainsi, le problème ne semble pas résider dans le système de gouvernance en soi, mais plutôt dans la qualité de la gouvernance exercée par les élites politiques. Pour progresser, il est crucial de renforcer les institutions démocratiques, de promouvoir une gouvernance transparente et responsable, et de favoriser le leadership régional dans la résolution des conflits et des défis sécuritaires.
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La démocratie telle qu’elle est mise en exergue principalement au Sahel a-t-elle joué un rôle dans l’explosion et l’expansion des groupes armés terroristes ?
Ce que nous observons au Sahel est le résultat d’une gouvernance défaillante. De plus, peu importe le système politique en place, il conduira aux mêmes résultats si des mesures correctives ne sont pas mises en œuvre pour améliorer la qualité de la gouvernance. Bien que ces pays regorgent de ressources naturelles, celles-ci ne bénéficient pas aux populations locales. Comme c’est le cas dans de nombreux pays de la sous-région, le développement est concentré dans les villes tandis que la pauvreté règne presque partout ailleurs. Cette situation est exacerbée par les sentiments de discrimination ressentis par certaines communautés. Cette dernière alimentant de ce fait, les racines de l’expansion des groupes armés terroristes dans le Sahel.
Selon vous, l’impuissance de la démocratie dans la lutte antiterroriste au Sahel pose-t-elle un problème pour notre compréhension de l’efficacité de la démocratie en tant que régime de paix ?
La question de l’efficacité de la démocratie en tant que régime de paix au Sahel est complexe. Par ailleurs, l’impuissance de la démocratie dans la lutte antiterroriste soulève des préoccupations importantes.Tout d’abord, il est crucial de reconnaître que la démocratie n’a jamais eu pour objectif premier d’assurer la paix. La démocratie est simplement un système de gouvernance où le pouvoir est exercé par le peuple. Directement ou indirectement. Cela peut conduire à des conflits lorsque des intérêts divergents s’affrontent pour la gestion de la cité.
Au Sahel, cet espace vaste et peu peuplé rend d’autant plus difficile le développement harmonieux du pays et la sécurité de ses populations. Notamment dans les régions périphériques où l’accès aux services de base est limité. Cette situation crée un terreau fertile pour les groupes terroristes qui exploitent les frustrations et les sentiments d’abandon de ces populations.
La lutte antiterroriste au Sahel nécessite des ressources considérables en termes de moyens et de formation pour les forces de défense et de sécurité. Cependant, les dépenses dans ce secteur ont souvent été limitées. Essentiellement en raison des programmes d’ajustement structurel qui ont réduit les budgets alloués à la sécurité. De plus, les armées ont souvent été utilisées pour réprimer les populations au lieu de remplir leur mission première de protection contre les menaces externes, ce qui a compromis leur efficacité et leur légitimité.
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En conclusion, l’impuissance de la démocratie dans la lutte antiterroriste au Sahel souligne les défis auxquels sont confrontés les régimes démocratiques dans la promotion de la paix et de la sécurité. Il est essentiel de trouver un équilibre entre gouvernance démocratique et la sécurité nationale. Tout en veillant bien sûr à ce que les forces de défense et de sécurité soient suffisamment dotées en ressources et en formation pour faire face aux défis sécuritaires croissants dans la région.
“Le terrorisme se nourrit des inégalités et des conflictualités internes”. De ce fait, et par définition, pourrions-nous considérer le terrorisme comme antidémocratique ?
S’il est vrai que le terrorisme peut se nourrir des inégalités et des conflictualités internes, il est important de savoir ce qui caractérise le terrorisme. Des actes de défense légitime peuvent être caractérisés de terroristes par un acteur car cela nourrit sa propagande. Par exemple, les rébellions de l’ANC et de la SWAPO contre l’Afrique du Sud ségrégationniste ont été également traitées de terroristes. Malgré le fait que ces mouvements représentaient la volonté de la grande majorité des populations de l’Afrique du Sud et de la Namibie respectivement.
Mais, il est clair que dans certains cas, le terrorisme prend aussi en otage l’expression de la majorité des citoyens et ne leur permet aucun recours. On peut prendre comme exemple, le cas du groupe terroriste Boko Haram qui s’attaque indifféremment à toute la population de leur zone d’influence et maintient les populations sous contrôle par la force et non par leur adhésion, supprime tous les moyens d’expressions démocratiques ou libertés individuelles. Ainsi, il faut analyser au cas par cas et ne pas prendre des raccourcis qui seraient de courtes vues. Mais, un groupe terroriste est en général considéré comme antidémocratique.
Au Sahel, l’explosion du terrorisme a été aggravée par des déficits de la gouvernance politique, économique et sécuritaire. Si tel est le cas, comment expliquer l’obstination des dirigeants du Sahel à en découdre avec les groupes armés terroristes uniquement par les armes et non par d’autres moyens ?
Les causes aggravantes de l’explosion du terrorisme peuvent provenir du déficit de la gouvernance politique, économique et sécuritaire. Pour cela, il est important d’attaquer le problème sous divers angles. Je ne pense pas que les dirigeants du Sahel ne valorisent que la solution militaire. Qu’il vous souvienne qu’un des désaccords majeurs entre la junte actuelle malienne et la force Takuba lorsqu’elle opérait encore au Mali, était la volonté des premiers d’entamer des négociations avec certains groupes qu’ils pensaient pouvoir convaincre et faire revenir dans le pacte républicain.
Mais, comme dans tout conflit, ce sont les rapports de force qui comptent en premier, les dirigeants du Sahel, je pense, veulent d’abord inverser les rapports de force sur le terrain afin de se mettre en situation favorable pour les négociations. Au-delà de cette dimension militaire, vous pouvez aussi constater qu’ils essaient du moins de mettre en avant une lutte contre la mauvaise gouvernance qui était la norme dans leurs pays.
Avec les crises démocratiques récentes, symbolisées par les coups d’État et la mauvaise gouvernance, peut-on toujours espérer une possible restauration d’une démocratie libérale au Sahel ?
Effectivement, les régimes actuels ne sont généralement pas destinés à perdurer indéfiniment. Les données de sondages comme Afrobarometer confirment que les populations africaines, soutiennent généralement la démocratie. Par exemple, au Mali, au Burkina Faso et au Niger, respectivement 67%, 70% et 77% des citoyens estiment qu’il est important de choisir leurs dirigeants à travers des élections régulières, libres et transparentes, contre 81% dans les autres pays de la sous-région.
Par contre, bien que la démocratie reste la préférence principale dans ces pays du Sahel, la situation varie d’un pays à l’autre. Au Mali (55%) et au Niger (61%), la majorité de la population préfère la démocratie. Au Mali, cette préférence est largement inférieure à la moyenne sous-régionale (73% hors Sahel).
De plus, les pays du Sahel montrent une réticence de plus en plus prononcée à l’égard des compétitions électorales multipartites. Par exemple, au Burkina Faso (39%), au Mali (40%) et au Niger (52%), les populations sont moins enclines à soutenir l’idée que plusieurs partis politiques sont nécessaires pour garantir un réel choix des gouvernants. Contrairement aux 64% dans les autres pays de la sous-région ouest-africaine.Cela dénote un attachement à la démocratie dans ces pays, mais il est également important de reconnaître qu’elle est de plus en plus remise en cause dans certains contextes.
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