•«L’État et l’Église ont à dialoguer constamment…»
•Non-confessionnalité de l’État au lieu de laïcité
L’Église Catholique n’a pas pris position pour un camp, elle a plutôt rendu un «service de veille et d’anticipation» à la Nation et à la République. Le Père Rodrigue Gbédjinou réagit ainsi aux accusations contre l’Église catholique suite au colloque initié par elle sur le code électoral. L’Église a-t-elle péché de n’avoir pas invité la Commission des lois de l’Assemblée nationale ? Y a-t-il transgression délibérée du principe de la laïcité de l’État ? Le docteur en théologie dogmatique, spécialiste des relations Église-État, rassure que l’Eglise Romaine est toujours du côté des faibles et «apprécie les faits selon la vérité, selon la raison droite».
Bénin Intelligent : Le gouvernement semble considérer le débat sur le nouveau code électoral comme clos après la promulgation de la loi. Lorsque l’Église Catholique convoque une assise intellectuelle à propos et que des discours tenus à l’occasion sont anti-code, faut-il y voir de la sédition ?
Père Rodrigue Gbédjinou : Je ne crois pas que, pour quelque gouvernement que ce soit, il y ait jamais en politique quelque chose de clos. Les politiciens évoluent souvent selon des contingences, des nécessités et des rapports de force. D’ailleurs, des dispositions prévoient par exemple qu’à six mois, les lois relatives aux élections ne peuvent être modifiées. Il y aurait donc des possibilités de relecture d’une loi, même promulguée.
Pourquoi se priverait-on alors de la recommander, si de façon objective, une loi laisse apparaître, même avant son application, des carences ou insuffisances qui mettraient à risque le vivre-ensemble ? Tout gouvernement recherche a priori la paix, indispensable pour le développement. Mais certains de ses choix, même avec les meilleures intentions affichées, peuvent aussi la compromettre dangereusement.
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L’Église Catholique a organisé un colloque, activité scientifique et intellectuelle, pour disposer d’éléments qualifiés pour mieux comprendre le Code électoral. Pour ce faire, elle s’est adressée à des experts d’une certaine facture. Une telle initiative devrait être saluée et encouragée : c’est un service rendu à la Nation et à la République.
Durant ce colloque, pour ce que j’y ai écouté et les échos qui m’en sont parvenus, aucun discours n’a été anti-code. Ce n’est d’ailleurs pas possible, tout le monde connaît l’importance et la nécessité d’un code pour des élections. Mais personne n’ignore de même non plus comment les élections constituent des moments très sensibles et fragiles dans la vie de nos pays africains et comment les crises et guerres qui s’y développent malheureusement proviennent souvent des élections.
Chacun est donc tenu de veiller aux outils relatifs aux élections. L’Église s’y voit interpellée à plusieurs titres : elle est constituée de citoyens de tous bords politiques ; elle est une instance morale ; elle a une certaine expertise quant à la gestion des conflits, par son histoire et par la qualité de sa contribution à la vie sociopolitique du Bénin 1. C’est imparable !
L’étude de ce Code électoral avait donc pour objectif de mieux le comprendre, pour apprécier s’il porte réellement des gênes de crise, comme le prétendent certains. C’est une inquiétude légitime de citoyens (les fils et filles de l’Église le sont à part entière) et d’instance morale que constitue l’Église. Si ce service de veille et d’anticipation, fondé sur une analyse rationnelle, perturbe autant, c’est donc qu’il y aurait des intentions cachées ou des plans occultes. L’Église, par ce colloque, a joué un rôle de gardien du temple, de veilleur et de prophète. Gouverner, c’est prévoir.
«C’est l’une des rares fois qu’une initiative intellectuelle suscite autant de débats. C’est certainement un indice. Et par ailleurs, notre pays avec la culture intellectuelle qui distingue plusieurs de ses membres ne mérite pas qu’on tombe si bas dans le mépris de l’intelligence en indiquant de quelle manière, par quelle méthode et avec qui il faut réfléchir sur certains sujets.»
Mais certains prétendent qu’il aura fallu plutôt attendre l’application du Code pour en découvrir les limites. Face à l’enjeu, toute passivité ne serait-elle pas un péché par omission ? La douloureuse expérience des élections de 2019, malgré tout le parcours de promulgation des lois qui y ont conduit, nous l’interdit. D’autres reprochent à l’Église sa méthode. Elle aurait dû inviter la Commission des lois du Parlement pour lui exposer les enjeux du Code électoral.
Les intentions du législateur ne sont pas inconnues : au sens positif et apparent, disposer des partis nationaux et forts ; au sens négatif et réel, maîtriser les élections de 2026, ce qui est aussi légitime pour tout acteur politique. Mais si l’Église avait recouru à cette méthode, le débat aurait été confiné dans des joutes politiques : chaque tendance politique réclamerait qu’on lui accordât la parole. Cette option n’aurait certainement pas permis une réflexion sereine. Mieux, même les membres de la Commission des lois du Parlement ont aussi besoin d’entendre des analyses pertinentes sur leur « produit ».
Existerait-il dans l’État des sujets sur lesquels certaines catégories de citoyens ne peuvent réfléchir ? C’est l’une des rares fois qu’une initiative intellectuelle suscite autant de débats. C’est certainement un indice. Et par ailleurs, notre pays avec la culture intellectuelle qui distingue plusieurs de ses membres ne mérite pas qu’on tombe si bas dans le mépris de l’intelligence en indiquant de quelle manière, par quelle méthode et avec qui il faut réfléchir sur certains sujets.
Dans le contexte politique actuel au Bénin, il se dit que l’Église catholique semble être plus proche de l’opposition que de la mouvance. A-t-elle contribué à cette impression ?
Par ce colloque, l’Église aurait-elle choisi un camp ? De 1990 à nos jours, l’Église est souvent diversement accusée, même au cours d’un mandat, tantôt par les opposants de soutenir le Gouvernement, tantôt par le Gouvernement et ceux qui le soutiennent d’être du côté des opposants. Les exemples sont légion. Quand une déclaration, une exhortation et une recommandation de l’Église n’arrangent pas un camp, celui-ci l’accuse de supporter l’autre camp. La permanence de cette accusation révèle plutôt la grave conscience que l’Église a de sa mission sociale : elle est du côté du faible, des opprimés, de la veuve et de l’orphelin, et elle apprécie les faits selon la vérité, selon la raison droite, suivant les recommandations :
« Quand vous siégerez au tribunal, vous ne commettrez pas d’injustice ; tu n’avantageras pas le faible, tu ne favoriseras pas le puissant : tu jugeras ton compatriote avec justice » (Lv 19, 15).
Suivant les actes du Christ, elle préfère la justice de l’amour à l’amour de la justice qu’elle ne récuse pas non plus.
Les organisateurs de ce colloque ont bien fait d’opter pour l’analyse du code par la réflexion et par-là même, de tenter d’y associer tous les bords. L’Église a quand même cette culture d’ouverture à tous (et non à tout) qu’elle réussit avec bonheur certaines fois mieux que d’autres. Par l’option d’analyse intellectuelle, elle échappe ainsi à l’accusation facile selon laquelle certaines de ses déclarations manqueraient d’études approfondies.
Dans un État laïc, quels sont les types d’interventions que la religion/l’Eglise peut offrir ? Dans quelle limite ? Et qui en prend l’initiative ?
Dans la politique, pour un engagement direct, les actions de l’Église relèvent toujours du principe de subsidiarité. Mais son rôle dans le politique est fondamental et essentiel pour l’État : il relève de l’éthique dont a besoin la politique. Comme le relève fermement Africæ munus, n° 22,
« l’Église n’a pas de solutions techniques à offrir et ne prétend ‘‘aucunement s’immiscer dans la politique des États’’. Elle a toutefois une mission de vérité à remplir (…) une mission impérative. Sa doctrine sociale est un aspect particulier de cette annonce : c’est un service rendu à la vérité qui libère ».
Pour assumer cette mission impérative, une distance nécessaire en forme de dualité doit être maintenue entre l’État et l’Église. Selon Joseph Ratzinger, « l’Église reste pour l’État un ailleurs. Ce n’est qu’à cette condition que tous deux peuvent être ce qu’ils doivent être. Elle doit de même demeurer à sa place et dans ses limites comme l’État. Elle doit respecter sa nature propre et sa propre liberté, précisément pour pouvoir lui rendre le service dont il a besoin » 2.
S’il y a de plus en plus de remise en cause de la mission de l’Église dans le et la politique, c’est peut-être à cause de la facture des Hommes politiques et de l’idéologie qui les anime ou qu’ils animent. L’éthique, c’est-à-dire la référence aux valeurs, ne peut que gêner le pragmatisme. Nous pourrons également nous interroger sur notre facture d’hommes d’Église dont la posture peut aussi être déterminée par la facture des hommes politiques.
Les hommes et femmes politiques aiment l’Église, certainement plus à la manière de Hérode qui aimait Jean-Baptiste. Mais l’Église les aime vraiment : ils sont nos filles et fils ; nous prions pour eux, nous leur rappelons les principes fondamentaux (justice pour tous, réconciliation, condition pour la paix, respect du bien commun, etc.). Ce qui est consolant, c’est qu’au fond d’eux-mêmes, quand ils sont face à leur conscience, ils apprécient la justesse et l’efficience de cette mission, de nos analyses, de nos alertes. Ils n’arrivent pas encore à en faire publiquement la déclaration.
«La dualité entre l’Église et l’État est basée sur l’autonomie et l’indépendance ; mais la séparation entre l’Église et l’État ne signifie pas qu’ils n’ont rien à se dire, que chacun reste dans son couloir. L’Église et l’État ont à dialoguer constamment parce que les deux sont au service de l’Homme.»
Dans ce débat relatif au colloque sur le code électoral, j’ai beaucoup apprécié le silence des hommes et femmes politiques ayant quelque contenu. Eux aussi redoutent certainement, même avec la magie de l’accord de gouvernance, l’effet du boomerang. Ils n’ignorent pas la pertinence de la démarche de l’Église. A celle-ci aussi, revient en tant que Mère et Maîtresse (Mater et Magistra), de toujours œuvrer à améliorer la qualité de son accompagnement sociopolitique.
L’Église au Bénin a plusieurs fois oeuvré à la réconciliation d’acteurs politiques et l’apaisement du climat sociopolitique. Comment en est-on arrivé à un certain ostracisme de l’Église concernant les affaires sociopolitiques ?
Je ne pense pas qu’il y ait au Bénin et en Afrique, quelque forme d’ostracisme de l’État vis-à-vis de l’Église : ceux que la Parole de l’Église dérange, c’est encore ceux qui se proclament urbi et orbi être chrétiens. Ils sont certainement souvent perturbés dans leur conscience, quant à l’écart entre leur foi et leurs aspirations politiques. L’Église compte d’ailleurs certains de ses fils et filles en politique et dans tous les partis ; et elle ne ferme jamais sa porte à aucune partie.
Mais le mutisme des chrétiens en politique quant aux valeurs, leur schizophrénie intellectuelle et morale, leur démence face au pouvoir, leur complicité avec les systèmes d’exclusion et leur mentalité du tout pour soi, par soi et rien pour les autres, etc. requièrent un plus grand engagement de l’Église à la formation de la conscience éthique et civique.
Les hommes politiques africains ont besoin de formation et de contenu. La Nation et la République ont un esprit. Sans références spirituelles, religieuses et humaines qu’il ne peut définir, mais qui le définissent, l’État ne peut survivre. Il a besoin, aujourd’hui plus que jamais, de garde-fous juridiques et éthiques. Il est une réalité empirique ; il n’est pas le totum (tout) de la vie, même s’il en porte les prétentions.
Comment l’Eglise doit-elle articuler ses consultations sociopolitiques de sorte à préserver la séparation de l’État et de la religion ?
La dualité entre l’Église et l’État est basée sur l’autonomie et l’indépendance ; mais la séparation entre l’Église et l’État ne signifie pas qu’ils n’ont rien à se dire, que chacun reste dans son couloir. L’Église et l’État ont à dialoguer constamment parce que les deux sont au service de l’Homme. Cette dualité prend le nom de laïcité, notion aux contours ambigus et à la mise en application différente d’un pays à l’autre 3. Il est préférable d’invoquer plutôt la non-confessionnalité de l’État.
« Distincte du laïcisme irréligieux, la non-confessionnalité a ce sens précis que l’État ne professe, au nom de la communauté nationale, aucune foi, n’adhère à aucune religion, ne donne investiture à aucune Église, ne professe pas non plus l’irréligion, reste en somme ‘‘en-deçà’’ de l’opinion religieuse. Une telle non-confessionnalité ne signifie donc nullement que l’État ignore l’existence des Églises et des cultes ni celle du fait religieux ; elle n’exclut pas les relations ni les négociations entre l’État et les autorités religieuses. Dans l’État non-confessionnel (…), la religion n’est pas nécessairement affaire purement individuelle, elle est affaire du droit privé et non du droit public, ce qui est différent » 4.
A quoi nous invite à présent le débat sur le colloque relatif au code électoral ?
Notre société souffre d’une grave carence de culture de saine critique et d’habitude de dialogue rationnel. Les esprits se surchauffent. Il y a un état de violence latent, manifeste par exemple sur les réseaux sociaux. Malgré les lois sur le numérique assorties de répression et de menace, une recrudescence de violence s’y déploie, à travers des propos injurieux et calomnieux.
Pour plusieurs, les réseaux sociaux restent le seul espace d’échange où ils se défoulent. La répression, bien que nécessaire, ne suffit pas. Il faut une éducation au dialogue serein, à l’écoute respectueuse, à l’ouverture intelligente des uns aux autres, à la pratique d’une clairvoyante inclusion, nécessaire pour le vivre-ensemble.
«Tout ne peut se justifier par l’argument des réformes. La vraie réforme ne consiste pas d’abord au changement des lois ou des pratiques, mais en une conversion des mentalités et en un réarmement moral.»
Ce qui engage tous requiert un large consensus et une plus grande consultation. Le vote des lois suit un parcours qu’il faut veiller davantage à respecter désormais. Il ne doit pas se déployer de manière occulte. Ce code électoral demande certainement une consultation plus large, pour les nobles intérêts qu’il poursuit ou défend, non seulement entre les partis présents à l’hémicycle, mais au sein de tous les partis.
Tout ne peut se justifier par l’argument des réformes. La vraie réforme ne consiste pas d’abord au changement des lois ou des pratiques, mais en une conversion des mentalités et en un réarmement moral. Mgr Isidore de Souza, homme de Dieu et homme d’Etat s’il en fut, indiquait à cet effet :
« on peut changer de Constitution en 24 heures, mais pas d’habitudes, de mentalités ou d’administration 5. La marche de nos pays vers une démocratie stable sera longue et parsemée d’obstacles. Pour les surmonter, un changement radical des mentalités et des comportements individuels et collectifs sera nécessaire, ainsi qu’une détermination ferme et patiente pour respecter les lois, fondements des droits et des devoirs de tous et de chacun. Le processus démocratique exige également que chaque individu, chaque groupe, chaque parti politique cherche avant tout le bien commun et s’engage dans un travail sérieux, enthousiaste et consciencieux, pour le bénéfice de tous 6».
La préoccupation de toute majorité ou de toute minorité doit toujours être le bien commun, le bien de la nation et non le bien partisan. Une loi votée n’est pas automatiquement juste et n’exprime pas forcément le droit. Il ne suffit pas qu’une majorité (ou même une minorité) soit convaincue de la justesse d’une action pour que celle-ci reflète le droit et la justice, aspirations fondamentales de toute société. Si ceux qui sont dans la chaîne de production d’une loi ont des intérêts et sont d’une certaine facture, la loi s’en ressent nécessairement.
Notes bibliographiques
- 1- Cf. R. GBEDJINOU, « Église et indépendances africaines : repères et défis », in Chemins d’espérance 45 (2020) 49-62.
- 2- J. RATZINGER, « La signification des valeurs religieuses et morales dans la société pluraliste », in J. RATZINGER, Valeurs pour un temps de crise. Relever les défis et l’avenir, Parole et Silence, Paris, 2005, 46-47.
- 3- Cf. R. GBÉDJINOU, « La laïcité : historique et émergence », in Chemins d’espérance 39 (2017) 13-26
- 4- A. QUENUM, Evangéliser hier et aujourd’hui, ICAO, Abidjan, 1999, 211-212. Cf. N. SOEDÉ, « La non-confessionnalité religieuse de l’État, facteur de développement et de cohésion », in RUCAO 19 (2003)83 / J. SINSIN BAYO, « Laïcité, dialogue des religions », in Débats – Courrier d’Afrique de l’Ouest 9 (2004) 25-30.
- 5- I. de SOUZA, Mes écrits, Textes rassemblés et présentés par Rodrigue Gbédjinou, Cotonou, Les Édititions IdS, 2019, 628.
- 6- I. de SOUZA, Mes écrits,747.