
Deux voix toutes belles ! Deux générations éloignées l’une de l’autre chronologiquement, mais ici unies. Nikanor, jeune visage en vogue de la musique béninoise aux côtés de l’ « homme-orchestre », Sagbohan Danialou, polyvalent papa-doyen. Le morceau qui naît d’un tel featuring se hisse sans surprise à la taille des attentes. Même si Nikanor n’a pas totalement comblé comme dans “Mahugnon” ou encore “Yinkô tché“.
Ayiha c’est le summum de la symphonie, du talent. Un morceau qu’on écoute en boucle. Un des rares morceaux qui s’achève sur un sentiment imprécis. Ayiha touche et parle, berce et blesse à la fois. Sorti en juin 2022‚ le son récolte à ce jour des milliers de vues sur YouTube.
Le single Ayiha s’élance, doux, sur une voix désespérée pleine de trémolo du « fils du pays ». Le jeune est perplexe, confus. Entre les mots et les vécus observés, il a noté une dichotomie qu’il ne peut plus contenir. Le son met alors en scène un jeune qui vient confier à son « papa » son amertume, sa détresse intérieure.
Au fils, à l’enfant, la société a quotidiennement, en effet, ingurgité que « Le travail ne ment jamais ». Bien d’autres maximes du même registre fourmillent d’ailleurs. Maxime que le jeune a coutume de ressasser lui aussi, un peu mécaniquement. Cependant, des vécus qui les démentent éloquemment, vont entamer progressivement de le descendre des illusions :
« Le premier de notre classe a échoué à l’examen et le dernier a réussi les deux mains en l’air, papa. Je ne comprends pas pourquoi », commence Nikanor. Et d’égrener une liste extensible d’opposition, d’antithèse. « Le voleur a l’argent, le travailleur n’a rien. Papa, l’innocent en prison et l’assassin il fait la fête dehors. « Le voleur a l’argent, le travailleur n’a rien. Papa, l’innocent en prison et l’assassin il fait la fête dehors. Comment je fais pour mieux réussir ma vie ? Dis-moi papa ».
Diagnostic
Chacun de nous se retrouve forcément dans l’une ou l’autre de ces paradoxes évoqués dans Ayiha -. Ils tendent à nous désorienter, à démotiver voire à pousser au suicide.
C’est alors que l’entrée en matière de Sagbohan Danialou, a tout son sens. Sa réplique montre toute la sagesse que requiert l’appréciation de telle inquiétude surtout venant d’un jeune pratiquement au bord du gouffre. L’homme-orchestre procède très méthodiquement.
D’abord, « Papa » comme il est désigné ici –et ce n’est pas flatteur- commence par définir la vie : ni linéaire, ni aplatie. « La vie est un combat », vue empruntée au poète français Hugo qui poursuit que « Ceux qui vivent sont ceux qui luttent ».
Cette clarification savante, qui vient sans doute de la bouche d’un expérimenté qui a connu lui aussi le fiel et le miel dans la vie (carrière prospère -décès prématuré d’un fils-dauphin), résume tous les paradoxes que le fils a pris 1min 10s à énumérer.
« Dis-moi papa » ! À cette doléance persistante, Sagbohan Danialou approche l’interlocuteur comme un patient. Quitte à rejoindre le regretté médecin Fabien Houngbé pour qui « Tout homme est un malade qui s’ignore » [spirituellement ou cliniquement].
Il urge de marquer une pause et de souligner que Sagbohan a cessé là de s’adresser qu’à Nikanor, l’artiste. Les mots qui suivent parlent forcément à tous les humains, à tout mélomane. À nous tous, il prescrit une ordonnance vitale.
« Nous sommes au front, il faut être éveillé [Sózɔ nù wɛ mi ɖé, ayiha wɛ]. La vie est dure, mon fils, sois prudent. Il ne sert à rien de courir, il faut partir à point », introduit-il. « C’est ce qui a permis à la tortue de défier le lapin en matière de course », illustre-il pour rassurer de l’infaillibilité de cette recette.
«Tu dois savoir vivre et y mettre ta conscience. N’abuse de rien dans ta vie, mon fils, écoutes-tu ? Tu vas prendre ton Fâ et honorer les interdits y afférents. Tu vas aussi respecter les interdits de la vie et te confier en ton Dieu. Ainsi tu prospéreras à coup sûr », assure le vieux. La vie que peint Ayiha n’est pas un mythe‚ c’est celle que nous connaissons quotidiennement.
Secret
« Comment je fais pour mieux réussir ma vie ?» est une question existentielle à laquelle nul n’échappe. La réplique de Sagbohan à propos revient à deux choses‚ deux recettes : « prendre ton Fâ » et « te confier en ton Dieu ».
Autrement, Sagbohan Danialou renvoie tous ceux pour qui la vie semble sans sens, à l’injonction socratique‚ philosophique « connais-toi toi-même » et à la « foi en Dieu ». L’un n’exclut jamais l’autre, et l’un sans l’autre n’a pas de sens.
« La vie si vaste n’est pas sans règles, sans interdit. Il nous faut suivre les commandements de Dieu pour jouir d’une vie heureuse », enseigne aussi le chanteur Dakossi Dénis.
L’injonction-conseil « prendre son Fâ » entendu ici comme « se connaître », se fait itératif dans le son. Elle prend également la connotation de « Savoir courir, mais savoir surtout se cacher ». Les « cachettes » salutaires, c’est le Fâ qui les indique, les révèle à en croire Kakpo Mahougnon :
« En tant qu’art divinatoire et science de projection, Fa procure à l’homme les réponses adéquates à toutes ses préoccupations afin de le ramener à lui-même, de lui permettre de se connaître lui-même. Fa n’est donc ni un Vodun ni une religion. Si certains de ses rituels ou cérémonies propitiatoires peuvent renvoyer à l’univers spirituel Vodun, c’est parce que ce dernier, en tant que manière d’être, philosophie de l’ontologie, vient du Fa auquel il doit son existence ».
Et donc, Fa :
« Loin du fétichisme, de l’idolâtrie et encore moins d’une science primitive, fait partie des hautes sciences occultes ayant pour base : les mathématiques, la logique, la philosophie, les hautes lois de la nature et leurs applications à l’essence même de l’homme, cette créature supérieure, et enfin à toutes choses ici-bas » (in ‘’Yɛku-Mɛnji : une théologie de la mort dans les œuvres de Fa, Dakar, Abis Editions, 2012, page 8)._
Toutefois‚ Sagbohan Danialou a sérieusement gaffé en imprimant une coloration religieuse à la chanson. Recourir au Fa est‚ en effet‚ une question de croyance‚ de foi. Ici‚ il mélange ou assimile tous les mélomanes à des Vodunsi. Puisque le Fa n’est pas admis de toutes les confessions religieuses. Et donc les uns s’y retrouvent et les autres pourraient crier à la compromission/syncrétisme dangereux.
Hormis cette méprise compréhensible‚ puisque venant quand même de Danialou‚ grand admirateur et défenseur des valeurs endogènes‚ le reste tient. Ayiha offre une belle peinture de la vie‚ conscientise et éveille.
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La vie est un code, la nature est vibration, énergie. Croire y prospérer en menant une vie d’impertinence, est erreur. Et puis, tenir compte de Dieu, signifie chercher à s’élever dans la mesure. Toutes les religions s’accordent heureusement sur ce point.
Si le premier de la classe a échoué, il y a une certitude : il est studieux, alors il faut chercher son échec ailleurs ; une bévue, une méprise, le spirituel peut en être à l’origine. De même, si le dernier a réussi, il y a là aussi une certitude : il n’est pas forcément nul intellectuellement ; des conditions de vie pourraient justifier son piètre rang, et lors des compositions, des vibrations positives ont pu souffler en sa faveur.
Au total, pas de recette unique et uniforme à la vie, chaque « sɛ » a ses spécificités. Que chaque vie reste éveillée ! Ayiha wɛ !