
Dans le cadre de ses cinq ans d’existence, l’Ecole d’initiation théologique et pastorale (Eitp) de l’archidiocèse de Cotonou initie une série de débat sur le couple thématique ”Culture et Développement”. Après une émission enrichissante sur RIC (lire ici), le professeur Dodji Amouzouvi, sociologue spécialiste des religions et directeur scientifique du Larred-Uac fait face au Père Rodrigue Gbédjinou dans un débat écrit, une innovation. Lisez sur Bénin Intelligent le texte en trois épisodes dès mercredi 10 mai. En prélude, nous vous proposons ces “notes philosophiques” du Père Aurel Avocetien dont l’intention n’est pas de ‘’clore’’ le débat « mais pour en fixer des éléments et au besoin le relancer. »
NOTES PHILOSOPHIQUES À UN DEBAT SUR LA CULTURE

Suivant avec intérêt depuis quelques années les débats qui se mènent au Bénin autour de la culture, je retiens souvent que les déclarations sont vite minées par des insuffisances philosophiques, qui débouchent sur des affirmations habillement contradictoires pour défendre des positions plus idéologiques ou religieuses que strictement rationnelles. Plus qu’absence d’intérêt philosophique, l’amalgame conceptuel est évident. La grande confusion tacite ou explicite entre nature et culture d’une part et entre culture et tradition d’autre part, oblige le philosophe, gardien des concepts et combattants pour le sens à se positionner. C’est cela qui me motive à apporter cette modeste contribution sur le sujet au détour du “débat écrit” entre le Professeur Dodji Amouzouvi et le Père Rodrigue Gbédjinou, non pour clore le débat mais pour en fixer des éléments et au besoin le relancer. Je tenterai de rassembler mes idées autour des trois points qui ont orienté leur débat.
De la définition de la culture
Abordant le terme “culture” on est soudain pris du même sentiment qu’Augustin devant le temps dans ses Confessions : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus ». L’embarras dans lequel jette toute volonté d’appréhender la culture naît de la richesse étymologique du terme, renforcée par la variété des approches scientifiques (surtout des sciences humaines) qui l’étudient et la diversité de vue des auteurs voire au cœur d’une même discipline scientifique. Les américains Alfred Kroeber et Clyde Kluckhohn dans Culture. A Critical Review of Concpets and Definitions (Cambridge, 1952) en offrent une bonne étude systématique.
Ceci dit, l’obédience scientifique ici adoptée dans le débat se veut socio-anthropologique. D’après elle, la culture renvoie à l’ensemble des éléments « extrasomatiques et transmissibles avec des mécanismes différents de ceux de l’hérédité biologique » (Kroeber – Kluckhohn, 312.). Une telle définition est certainement sous-tendue par la classique distinction philosophique entre nature (inné) et culture (acquis)[1] et assimile peu ou prou culture à civilisation. Les deux intervenants ont su fait ressortir les caractéristiques de la culture ainsi entendue (complexité, organicité, dynamicité, variété, etc.) auxquelles il faut bien ajouter ce que j’appellerais sa dialecticité, tout comme l’homme qui « est à la fois fils et père de la culture dans laquelle il est immergé » (Jean-Paul II, Fides et Ratio 71). Cette caractéristique contraint tout discours à une prudence intellectuelle et un équilibre théorique prohibant toute emphase sur un aspect plus que sur un autre. La culturalité de l’homme est universelle mais les cultures sont plurielles. Cette pluralité incline à parler plus précisément de « cultures » ?
Qu’elle soit mutable au nom de sa dynamicité, chaque culture possède néanmoins une identité qui se fonde sur la philosophie ou la vision du monde propre à chaque communauté ou groupe social. Dès lors, on pourra faire reposer l’essence de chaque culture dans la philosophie commune qui la porte et qui structure tous les autres éléments culturels : un comportement ne peut être reconnu culturel s’il n’est propre qu’à un individu du groupe social et étranger à sa vision du monde. Une culture n’est donc pas ce qu’elle est parce qu’elle est spécifique mais parce qu’elle possède une philosophie commune qui la spécifie.
De la spécificité des cultures africaines
Si chaque culture possède une identité propre qui fait sa spécificité, c’est que les cultures africaines présentent aussi leur spécificité qui ne signifie guère qu’elles possèdent l’exclusivité des éléments constitutifs. Des cultures peuvent bien partager des éléments communs sans que ceux-ci ne s’inscrivent dans la même vision du monde et ne possèdent la même valeur symbolique. Pour exemple, les couleurs ne constituent l’exclusivité d’aucun peuple mais elles n’ont pas la même signification symbolique pour tous. Ou encore la notion de pardon est commune à plusieurs peuples sinon à tous mais les modalités de demande de pardon diffèrent. Souvent les différences ne sont pas essentielles parce qu’elles reposent pour la plupart du temps sur l’expression ou la manière.
Les mutations culturelles doivent-elles être vraiment prises pour des pertes si l’on considère que cela s’inscrit déjà dans le dynamisme interne de chaque culture ? Comment évaluer les pertes et les gains ? Les cultures, parce qu’elles sont historiques, évoluent dans la mesure où les éléments qui les constituent (langue, connaissance, droit, coutumes, etc.) et même la mentalité fondamentale progressent et changent dans le temps. Néanmoins tout ne saurait radicalement changer sinon on se retrouverait en présence d’une autre ou d’une nouvelle culture : toute évolution suppose des éléments de constance qui permettent de reconnaitre derrière les accidents de modification ou de croissance la même nature invariable de la réalité considérée.
Il est permis de récuser un certain discours sur la nature humaine, tant les auteurs y ont mis un peu de tout. C’est d’ailleurs une posture intellectuelle contemporaine en vogue qui veut reléguer la nature humaine à la seule réalisation historique de l’homme niant toute essentialité référentielle. Mais ils sont sous nos yeux toutes les dérives d’une telle réduction anthropologique. Justement, rappelons-le, les expressions d’une chose ne disent pas forcément la nature de la chose et les différences ne sont pas toujours constitutives. La nature humaine va au-delà de l’espèce qui reste une donnée biologique car l’homme est d’essence métaphysique.
En ce qui concerne la question de la rencontre des cultures : elle a été parfois assombrie en Afrique et ailleurs par des facteurs politiques, religieux, économiques, et sociaux ; il faut l’admettre. Toutefois ce n’est pas parce qu’un fait est historique qu’il échappe à la contingence : désormais il est mais il aurait pu ne pas être ou être diversement. Toute rencontre interculturelle est originairement heureuse car enrichissante si on l’envisage avec lucidité et ouverture d’esprit. L’ouverture n’entraîne pas une a-culture essentielle mais, au moins, une sur-culture accidentelle (enrichissement). Et même lorsqu’une culture aura considérablement influencé une autre, les sujets de cette dernière, en rigueur de terme, ne sont pas a-culturés (car le “a” est privatif)[2] mais incultes car ignorants de certaines pratiques ou éléments (importants ou non) de leur culture. Et à dire vrai, les éléments reçus de l’autre culture ne s’imposent pas toujours à l’état pur mais subissent une “in-culturation”. L’école, par exemple, telle que vécue dans les contrées africaines s’est inculturée d’une manière ou d’une autre.
Si donc nul n’est aculturé, la question d’un retour ou d’un recours à la culture se pose plutôt en termes de promotion de la culture en ce qui peut l’être selon un canon axiologique rationnel et un projet de développement vertueux. Là se trouve également la clé du développement et non dans la victimisation et la revendication. Une culture qui ne se promeut pas, en dehors du risque de mourir d’elle-même, subit la loi de celles qui se promeuvent.
De la séparation du culte et de la culture
Le culte étant un élément de la religion, aux côtés d’une doctrine et d’une morale, il paraît plus pertinent de considérer le rapport entre la culture et la religion qui en est un élément. En effet, de manière générale, la religion se pose comme la voie privilégiée de réponse à la quête humaine de sens. Les cultures ayant une vision du monde métaphysiquement fondée, ne peuvent trouver les réponses ultimes à leur quête de sens dans la sagesse populaire, la philosophie ou les sciences. C’est ici que la reconnaissance d’une entité suprême donneur de sens s’accompagne d’une latrie exprimée à travers le culte. Ainsi par association d’idée, le cultuel est différent du culturel et en est un élément : le culturel intègre donc le cultuel comme il l’a été reconnu.
La distinction ainsi opérée entre culture (tout) et religion (partie) qui n’est nullement une séparation fondamentale permet d’éviter toute réduction ou absolutisation qui enfermerait l’ensemble d’une culture dans la religion qui lui est associée, mettant à l’abri du risque de tout rejeter au nom d’une foi mal éclairée, ou d’imposer une religion au nom d’une culture comme cela advient dans les fondamentalismes. Le sacré n’existe pas sans le profane comme le rappelle Mircea Eliade.
Ainsi, même si une religion se trouve liée à une culture en tant que sa fine pointe[3], on ne peut faire obligation à personne d’y trouver forcément le sens de sa vie ou de se contenter du sens qu’elle propose. C’est pourquoi chacun est autorisé à aller et rester là où il trouve une réponse satisfaisante, chaque religion ayant le défi de mieux articuler ses réponses afin qu’elles soient satisfaisantes. C’est le fondement de l’actuelle liberté religieuse. Ainsi même si Dossou et son créateur avaient été à “cette” école, ils demeurent libres de se satisfaire des vérités à eux proposées.
Sans clore le débat, qu’il me soit permis en guise de conclusion à ces notes, de rapporter ces paroles équilibrées – loin d’être théologiquement connotées – de Jean Paul II dans Veritatis Splendor : « On ne peut nier que l’homme se situe toujours dans une culture particulière, mais on ne peut nier non plus que l’homme ne se définit pas tout entier par cette culture. Du reste, le progrès même des cultures montre qu’il existe en l’homme quelque chose qui transcende les cultures. Ce “quelque chose” est précisément la nature de l’homme : cette nature est la mesure de la culture et la condition pour que l’homme ne soit prisonnier d’aucune de ses cultures, mais pour qu’il affirme sa dignité personnelle dans une vie conforme à la vérité profonde de son être » (n°53).
Père Aurel AVOCETIEN
[1] Cette distinction se radicalise en une opposition chez les présocratiques et les sophistes, mais réconciliée en complémentarité notamment chez Aristote. Pour lui, la nature n’est plus la condition primitive de l’homme mais sa pleine réalisation. Cf E Berti, “Natura e cultura », in A. Aguti – L. Alici (dir.), L’umano tra natura e cultura. Umanesimo in questione, AVE, Roma 2015.
[2] Il n’existe guère de personne sans culture : l’homme se présente toujours comme une nature culturée.
[3] « Dans les religions, nous trouvons le sommet des sagesse humaines, des cultures et de la conscience d’un peuple ». Cf L. Congiunti, Lineamenti di filosofia della natura, Urbaniana University Press, Città del Vaticano 2016, 39.
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J’aimerais savoir où et quelle heure aura lieu le débat du 10 mai
Le débat n’est pas en live mais écrit. Il sera diffusé par épisode sur notre site ici. Merci de votre intérêt.