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Protais Bounoung Ngono : « La stratégie du tout-répressif n’est pas une panacée contre le terrorisme »

Terrorisme

Nombreux sont les facteurs expliquant la contre-productivité de l’option militaire contre le terrorisme au Sahel. Toutefois, l’espoir n’est pas perdu. Parce que, ajoutée à « la voie du dialogue et de la négociation», l’idéal recherché par tous, pourrait être atteint. Le spécialiste des questions relatives à la paix et la sécurité, Protais Bounoung Ngono, est sans ambages : on ne pourrait totalement écarter le dialogue avec les groupes armés terroristes dans notre marche vers la recherche de paix et de la stabilité.

Propos recueillis par Arnauld KASSOUIN

 

Bénin Intelligent : Que peut-on comprendre par menace sécuritaire, terrorisme et de bandes de malfrats ? Y a-t-il de convergence entre ces concepts ?

Aimé Protais Bounoung Ngono : Les trois concepts ont en commun, non seulement, d’être des vocales qui véhiculent une certaine charge émotionnelle, mais surtout d’être appréhendés comme des facteurs d’insécurité, des cadres de fragilisation et de résilience des crises sécuritaires. Mais au-delà de ces traits communs, ils s’appréhendent différemment. Car, la caractérisation de ce que peut être une menace sécuritaire est bien subjective et évolutive. Elle dépend donc du point de vue à partir duquel on la détermine et en lien avec le fait que, les États n’abordent pas la sécurité de la même manière.

Historiquement, les menaces à la sécurité ont souvent été classifiées selon leur origine. Une distinction s’était alors opérée entre les menaces dites internes et celles définies comme externes. Cette distinction a disparu aujourd’hui, du fait de l’intensification des interactions entre l’interne et l’externe. De surcroît, certaines analyses distinguent : la menace militaire qui se rapporte aux agressions armées ; la menace politique qui a trait aux actes portés contre le système politique de l’État tels que les tentatives de sécessions ; la menace sociétale qui est relative à des attaques contre l’identité nationale puis la menace économique qui a trait aux troubles liées aux conditions normales du marché, au comportement agressif des concurrents et à l’incertitude; et enfin la menace écologique portant sur l’accès à l’eau potable et bien évidemment à la pollution de l’environnement.

L’on connaît également la distinction à la mode entre menaces traditionnelles et nouvelles menaces. Toutes ces conceptions sont utiles. Mais pour nous, la menace constitue le fruit d’une construction sociale. Cette perspective a l’avantage d’aller au-delà de la perception de la menace comme une expérience sensorielle de sa présence pour l’inscrire dans une logique de représentation. Autrement dit, les menaces constituent des représentations que l’on finit par croire. Et dès lors que l’on y croit, les acteurs se conforment aux implications de ces représentations. La menace s’identifie de ce fait, en fonction des dommages qu’elle peut causer dans son environnement.

Notre posture constructiviste tente de démontrer que la dialectique sécurité/menace relève d’une production mentale de la situation de menace dans laquelle un acteur se trouve ou s’estime visé et s’imagine subir un dommage. Le terrorisme est un phénomène à la fois très ancien et très nouveau. Notion assez floue donc. Le mot terrorisme doit être utilisé avec prudence car il est à la fois relatif et subjectif. Relatif, dans le sens où les terroristes d’hier peuvent devenir les dirigeants de demain, de même que les dirigeants d’aujourd’hui peuvent devenir les terroristes de demain. Subjectif, car l’étiquette de « terroriste », c’est aussi le cas du concept de « malfrat ». Qui est souvent utilisée pour discréditer l’adversaire et mettre en doute sa légitimité.

Ensuite, chaque État ou organisation internationale possède sa propre liste de groupes terroristes, celle-ci pouvant faire l’objet de débats. Aussi, même retenu comme principal élément de caractérisation des groupes armés militants qui sévissent au Sahel, ces derniers ne sauraient être réduits à leur mode d’action, à savoir, l’acte terroriste. Le terrorisme définit comme idéologie n’a plus de sens. C’est un moyen, une tactique de combat parmi tant d’autres. Alors, toute tentative de définition des groupes djihadistes sahéliens ne saurait faire l’économie d’un travail sociologique d’appréhension de la formation des groupes sociaux chez Edward P. Thompson (2012) et Luc Boltanski (1979).

« Pour de nombreux pays, le terrorisme international et transfrontalier constitue aujourd’hui, la menace principale avec laquelle on ne peut pas faire, puisqu’il vise le dépérissement des États et les valeurs qu’ils promeuvent.»

Les groupes djihadistes sont une formation sociale et culturelle résultant d’un processus historique : l’islamisme. L’islamisme est une idéologie politico-sociale à caractère total, fondée sur une vision religieuse fondamentale. Ses bases doctrinales prennent racine dans la modernité, puis, à l’époque contemporaine, une nouvelle lecture politique de l’islam émerge : l’islamisme s’impose comme alternative politique à la vision occidentale de l’État importé.

Au regard des terminologies élucidées, à quel type de menace le Sahel et les États de l’Afrique de l’Ouest sont-ils confrontés selon-vous ?

Partant de notre définition de la menace entendue comme, tout évènement que l’on se représente pouvant causer des dommages graduels dans un environnement donné, nous pouvons oser la classification suivante : d’une part, les menaces avec lesquelles on peut faire (menaces habituelles ou traditionnelles) et d’autre part, les menaces que nous qualifions de non accommodantes. C’est-à-dire, celles qui s’attaquent aux valeurs fondamentales de nos sociétés modernes : paix, sécurité, démocratie, droits de l’homme, libertés publiques, développement, et font peser de lourdes hypothèques sur le sens de notre existence et de notre liberté. Pour de nombreux pays, le terrorisme international et transfrontalier constitue aujourd’hui, la menace principale avec laquelle on ne peut pas faire, puisqu’il vise le dépérissement des États et les valeurs qu’ils promeuvent.

Qu’est ce qui expliquerait selon-vous la présence des terroristes au Sahel ?

La littérature consacrée aux déterminants de la prise d’armes au Sahel privilégie les causes socio-économiques et, en second lieu, sécuritaires : un consensus relativement large émerge autour de la marginalisation de certaines communautés d’un côté et, de l’autre côté, des conflits autour des ressources naturelles, en tant que facteurs principaux de la présence du terrorisme dans cet espace. Trois remarques conclusives peuvent être avancées : en premier lieu, la prévalence des déterminants socio-économiques dans la prise d’armes au Sahel apparaît nette – bien qu’avec quelques nuances. En second lieu, la violence semble suivre une logique d’auto reproduction qui est désormais relativement disjointe des déterminants originaux.

En d’autres termes, si les multiples déterminants analysés subsistent dans les ralliements aux groupes armés, on pourrait avancer que le phénomène auquel on assiste au Sahel est celui d’une autonomisation de la violence, des singularités des contextes de terroir.

Enfin, la relativisation des facteurs idéologiques et religieux est le constat essentiel de cette revue de littérature. Une approche réductionniste semble prévaloir : sans remettre en question la centralité des déterminants socio-économiques, la problématisation du mobile religieux adoptée semble négliger les « logiques intrinsèques » du religieux, notamment dans le contexte sahélien où les enchevêtrements entre politique et religion ont pris le devant de la scène depuis les années 1990. Les facteurs identitaires – personnels et communautaires – sont également retenus comme importants, mais ils apparaissent secondaires, tout comme l’ « appât du gain ».

Comment expliquer la montée en puissance du terrorisme au Sahel ?

La montée en région du terrorisme au Sahel est compréhensible à partir de l’examen d’un ensemble de facteurs. Le premier est lié à la position géographique même de cet espace. C’est une région situé à proximité d’autres zones crisogènes et en proie au terrorisme, le Bassin du Lac Tchad, La Lybie, etc. C’est l’un des facteurs de sa vulnérabilité.

Ensuite, c’est une région soumise à une gouvernance de type archipélagique, c’est-à-dire que ce sont des États surreprésentés à la capitale et les villes secondaires. Tandis qu’au fur et à mesure que l’on s’éloigne de ces agglomérations, l’on est frappé par la disparition de l’État. Les réseaux « terroristes » s’y sont installés, profitant du vide de pouvoir et du désespoir des populations pour y prospérer. À cela, il faut ajouter les effets pervers de « l’acharnement contreterroriste » ou les errements et les contradictions des régimes internationaux et des stratégies domestiques de lutte contre le terrorisme. Pour faire face aux différentes coalitions antiterroristes, les terroristes ont su non seulement se construire une identité de rôle d’acteur de la gouvernance mais surtout, sont parvenus à mettre sur pieds des formes opérationnelles de gouvernements transfrontaliers. La recomposition en mars 2017 d’un certain nombre de groupes djihadistes autour d’un mouvement fédérateur, Jama’at al Nusratwa al-Islam wa al Musli meen (Jnim) ou Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Gsim), avec Iyad Ag Ghali à sa tête, a requalifié la doctrine d’action et d’emploi des forces.

Est-il possible de contenir une menace sécuritaire ? Contenir une menace suppose-t-elle qu’il y a éradication ?

La sécurité est une valeur essentielle et suprême de toute société. Si l’on se réfère à la théorie politique, notamment chez Thomas Hobbes, la sécurité est la racine même du contrat social donc du droit et de la morale. Elle est la condition de viabilité de l’État. Elle se révèle comme  la fondation,  la consolidation et la refondation de l’État. Fort de ce constat, Joseph Nye affirmait : « La sécurité, c’est comme l’oxygène. Tant qu’il y en a, on ne le remarque pas. Quand on en manque, tous les autres problèmes deviennent secondaires ». C’est dire que la préservation de la sécurité est l’autre nom de la croisade contre les menaces. Alors oui, au Sahel les menaces sécuritaires peuvent être contenues. Cette perspective permet de démontrer qu’il n’y a pas de peuple prédestiné à vivre dans le désordre, le conflit et l’insécurité. Et qu’il y a un seuil de violence sociale tolérable, qu’elle vienne de l’État ou surtout de nouvelles menaces à la sécurité, au-dessus de laquelle les peuples et les sociétés cessent d’être indifférents à leur sort et à leur destin. Toutefois, contenir une menace et l’éradiquer ne sont des données à confondre et à assimiler. Aussi, il serait illusoire de croire qu’il existe une société ou un État dans lequel l’insécurité ou alors, les menaces sécuritaires sont ramenés au degré zéro. Ça n’existe nulle part.

Où en sont les pays du Sahel aujourd’hui  avec la lutte contre les mouvements terroristes ?

Dans la tradition de la lutte contre le terrorisme au Sahel, deux stratégies dichotomiques et dominantes ont jusqu’ici été privilégiées. On a d’une part l’option sécuritaire et de l’autre, le traitement politique. Toutes deux ont en commun d’exclure tout dialogue avec les groupes labellisés terroristes. L’option militaire ou guerrière procède du triomphe du prima répressif dans la lutte contre l’insécurité. Elle est liée à l’histoire de la construction de l’État et de la résolution des conflits. Cette approche est marquée par la figure de la résolution hobbesienne des conflits qui renvoie à la paix par la victoire et/ou la domination d’une des parties au conflit. Elle mentionne que « la façon la plus simple et la plus radicale de passer de la guerre à la paix, c’est la victoire ». Cette solution militaire des conflits instaure une paix imposée par l’une des parties. Elle est synonyme de soumission ou d’élimination de l’adversaire. L’autre option qui a été souvent utilisée est le traitement politique. La manœuvre est généralement articulée autour de trois actions : les accords de paix, la démocratie et le développement. Seulement un inventaire de l’application de plus d’une décennie de ces différentes stratégies dénote l’existence de résultats plutôt mitigés. Ni la guerre, les accords de paix, la démocratie, encore moins le développement n’ont permis d’éviter ou de sortir définitivement de la crise.

« Tout simplement parce que la mobilisation armée n’est qu’une partie de la solution. À vrai dire, l’option militaire devrait être une option ponctuelle. Lorsqu’elle se prolonge, elle devient contre-productive dans la mesure où, elle neutralise et marginalise les autres moyens de gestion de l’insécurité terroriste, que l’on pense à la négociation des accords de paix, la démocratie ou le nexus développement-sécurité.»

Au contraire, la situation semble davantage s’enliser. Non seulement les pays comme le Mali n’ont pas été stabilisés, mais aussi la protection des civils et le rétablissement de l’autorité de l’État sur l’ensemble du territoire malien sont demeurés de vains objectifs. Nous constatons que l’agression terroriste contre le Mali s’est intensifiée et pire, le terrorisme est dans son spectre ravageur à d’autres pays, charriant au quotidien, des morts, des blessés, des réfugiés et des personnes déplacées. Les attaques sont devenues fréquentes, plus meurtrières et plus audacieuses, puisque de plus en plus, les terroristes s’en prennent davantage aux forces de défense et de sécurité, les harcelant même dans leurs casernes. Les djihadistes se sont taillé d’importantes emprises territoriales qu’ils administrent d’une main de fer leurs fiefs, gardent la mainmise sur l’ensemble de leurs potentats, et sont peu réceptifs au discours sur la légalisation de leurs pratiques ou le désarment. Au final, la lutte est plus ou moins dans l’impasse.

Peut-on préconiser une solution uniforme au niveau des États du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest pour contrer la menace sécuritaire ?

Soulignons d’entrée de jeu que la distance  qui peut séparer un pays des zones de combat  ou de l’épicentre de la crise n’est pas une assurance tous risques. Autrement dit, le degré d’exposition à la menace ne doit pas représenter la jauge à partir de laquelle on déterminera le niveau d’implication des pays, notamment les pays dits côtiers dans la lutte contre le terrorisme. Un lieu commun millénaire nous rappelle que mieux vaut combattre le feu quand il brûle encore dans la maison du voisin que d’attendre qu’il embrase la tienne. Ceci dit, nous sommes d’accord des stratégies mimétiques expérimentées aujourd’hui. Mais nous prônons une approche, en forçant un peu le concept de l’universalité de contiguïté. C’est-à-dire celle qui est consciente des spécificités et des réalités de chaque pays.

Pendant des décennies, la solution militaire contre l’éradication des crises sécuritaires a été préconisée. Mais des résultats peinent toujours à être enregistrés. Pourquoi ?

Tout simplement parce que la mobilisation armée n’est qu’une partie de la solution. À vrai dire, l’option militaire devrait être une option ponctuelle. Lorsqu’elle se prolonge, elle devient contre-productive dans la mesure où, elle neutralise et marginalise les autres moyens de gestion de l’insécurité terroriste, que l’on pense à la négociation des accords de paix, la démocratie ou le nexus développement-sécurité. Du moment où celles-ci ne sont pas pensées comme des solutions comme d’autres, mais comme des outils qui doivent renforcer la posture de la concurrence éliminatoire. Dès lors, les processus de gestion des insécurités complexes par la mise en route des accords de paix, ou par le truchement de la démocratie électorale et le développement, vont s’instituer comme des dynamiques qui, si elles sont d’essence palliative et complémentaires, restent des options secondaires et périphériques.

Que doivent faire nos gouvernants, pour un changement de paradigme ?

Aimé Protais Bounoung Ngono : La première chose à faire, est d’adjoindre à la démarche militaire l’option politique. En effet, si l’armée peut s’apparenter à un marteau, tous les problèmes qui se présentent à elle, ne sont pas des clous. Autrement dit, la stratégie du tout-répressif n’est pas une panacée contre le terrorisme.

Ensuite, il faut au niveau interne des États, privilégier des recettes locales qui s’appuient sur nos réalités anthropologiques et sociologiques. Aussi, il faut renforcer la coopération régionale et transfrontalière, afin de construire une communauté de sécurité fiable. Le contexte d’insécurité actuel et la lutte contre un ennemi commun doivent pousser les adversaires ou ennemis d’hier à devenir des amis, même de circonstance dans le combat contre une menace commune. De ce fait, face aux défis de sécurité régionale, la coopération transfrontalière devient une voie « obligatoire » pour des États du Sahel soucieux de leur développement et de garantir leur survie et leur stabilité politique. La situation d’insécurité dans la région exige de s’unir malgré les adversités et les diversités entre les uns et les autres.

En outre, il serait intéressant d’initier un ensemble de projets de développement des périphéries étatiques. Des formules telles que des « kits périphériques » : poste de gendarmerie, un dispensaire, un cycle complet d’enseignement, des points d’eau, de l’électricité, etc., peuvent être imaginées. La voie du dialogue et de la négociation est également à explorer.

 

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