L’univers merveilleux des artistes Achille Adonon, Béninois et Bettie Nin, Française à portée de vue à l’espace culturel ‘’Le Centre’’. À l’issue d’une résidence de création, les deux tiennent une exposition intitulée « Amà fífá mĭn » ou « Dans les herbes fraîches ». Ouverte vendredi 25 novembre, elle présente aux visiteurs 9 œuvres, des sculptures et installations qui mettent en dialogue les notions d’écologie et de spiritualité.
Par Sêmèvo Bonaventure AGBON
« Silence ! ici, forêt sacrée. Le jet des colas est positif. L’étranger peut entrer dans l’univers des ancêtres et des esprits familiaux tutélaires. On se déchausse. Voici de l’eau : accueil chaleureux… » Lors d’une visite à Abomey, Bettie Nin a été marquée par cette scène, ce rituel d’accueil très répandu dans les milieux endogènes vodun. Elle s’est efforcée de la reproduire… parfaitement dans les murs de l’espace Le Centre.
Dans la pièce qui ouvre l’exposition « Amà fífá mĭn » ou « Dans les herbes fraîches », les visiteurs entrent donc littéralement dans une forêt où rien ne manque : des cris d’oiseaux intermittents qu’on entend presque plus dans cette ville de Cotonou à urbanisation sauvage. Il y a la terre nue, dont l’artiste a recouvert une bonne partie du sol bétonné. Il y a de l’eau aromatisée (substitution à l’alcool) dans une vase en céramique et de la noix de cola dont le visiteur se sert. Il y a aussi des branches de palmiers et d’herbes sèches, des coquillages. Ici, chaque feuille de ficus sur le mur représente un arbre.
« J’ai imaginé que ce soit une forêt sacrée dans laquelle on entre, pieds nus pour entrer directement en contact avec la terre, un environnement sur lequel on va porter un regard soit spirituel soit respectueux selon sa culture d’origine. D’ailleurs, nous avons les feuilles de ficus qui représentent des sortes d’arbres, chaque feuille représente un arbre. Le ficus m’intéresse parce que c’est l’arbre sous lequel Bouddha a eu son éveil », explique Bettie Nin.
Lorsqu’il se déchausse et avance ses pas, le visiteur voit les quatre murs s’effacer autour de lui pour le laisser, heureux, au cœur de la nature, d’où l’enchevêtrement des différents éléments exhale une harmonie poétique.
LIRE AUSSI: Ayiha [Feat. Nikanor & Sagbohan D.] Exquis dialogue musical sur fond de perplexité existentielle
« J’ai ressenti une fraîcheur qui m’est montée des pieds jusqu’au cœur », confesse Geofroi Dossou, rédacteur web. Cette installation participative mobilise étrangement les quatre éléments de la nature, l’eau, la terre, le feu (encens, allumette) et l’air. Elle fait partie des rares œuvres face auxquelles le visiteur n’est pas qu’un simple curieux ; mais un acteur qui épouse l’œuvre et fait corps avec elle. « On peut faire ce qu’on veut, on peut chanter, on peut dormir, on peut s’asseoir, on peut se servir de l’eau ».
Réparation
Dans le cadre de la résidence que l’exposition couronne, Bettie Nin a foulé le sol béninois sans préjugés. Marion Hamard en a voulu ainsi. Un projet pré-pensé depuis la France, sans avoir touché la culture autochtone, « ça n’a aucun sens », estime celle qui est la directrice du Centre. Bettie Nin a d’abord fait une immersion en terre béninoise. « Je suis arrivée en étant complètement vierge. Travailler sans note d’intention. L’idée c’est que je découvre le Bénin, je vois quel sujet m’intéresse et je réalise une exposition, à propos. C’est un truc de fou », avoue-t-elle.
La « culture animiste » au Bénin l’a conquise à travers cette dévotion envers la nature. « Il y a énormément à tirer de positif », assure-t-elle. « L’installation est une mise en scène d’une cérémonie de réparation de notre rapport à la nature. Au Bénin, c’est la culture animiste qui a disparu en occident. C’est un moyen très important d’aborder l’écologie et le dérèglement climatique, de poser un regard bienveillant sur la nature et surtout de considérer que la nature est un être vivant et qu’on lui doit la vie, le respect ».
L’une des croyances populaires enseigne que des esprits tutélaires vivent dans la forêt, et que certains ancêtres se réincarnent dans des arbres. Tel le roi Kpassè des Xwéda disparu en 1961, qui s’est transformé en iroko, « arbre fétiche » que Bettie Nin a visité à Ouidah. Cette expérience va influencer son œuvre. Dans l’extrême gauche de l’installation, sont posés deux pieds en bois creux contenant du sable–tel des pots de fleurs- dans lesquels poussent des plants de citronnelles. Dénommée « Eveil », cette œuvre présentant des pieds qui se transforment en végétal renvoie à l’éveil spirituel, une élévation vers la sagesse. « Moi je n’ai pas planté un iroko mais la citronnelle, qui intervient dans des remèdes et incarne les vertus de la nature ».
LIRE AUSSI: Dr Coovi Raymond Assogba, sociologue-anthropologue : « Le dialogue interreligieux n’existe que de mot »
Le rapport à la nature constaté au Bénin est exceptionnel. Il a presque disparu en Occident, en France. Là-bas, « on a un rapport à un projet, une marchandise, d’où la déforestation massive », constate-t-elle. Bettie Nin rejoint ainsi l’écrivain Jean-Yves Anézo pour qui « La particularité de la religion Vodou est d’en faire [sacralisation et vénération des arbres, ndlr] une constante qui pourrait être un mode unique de protection des espèces végétales ».
Bettie Nin a visité deux autres forêts sacrées, à Porto-Novo et à Abomey. Dans cette cité historique, « Le chef de famille qui m’a reçu a ouvert des noix de colas en 4, les a jetés pour savoir si je pouvais entrer ; j’ai eu la chance, c’était bon. Il a pris un peu de Gin et m’a servi. Donc, en fait j’ai voulu recréer un lieu de cérémonie que j’appelle « L’aube se lève », parce que c’est en hommage à l’hymne béninois. « L’aube se lève » c’est aussi l’idée qu’il y a de l’espoir, il faut porter des intentions positives et optimistes sinon il n’y aura jamais de changement vers l’optimisme. L’idée c’est un rituel de réparation à mon endroit d’occidentale. C’est mon rapport d’occidentale à la nature qu’il faut réparer… »
Il faut entendre, par-là, un appel à toute l’humanité de se réconcilier avec la nature, d’y vivre en harmonie, avec respect des autres éléments et non plus en « maitre et possesseur » impitoyable. « Je suis totalement contre l’arrogance. Je suis très critique envers toute forme de domination. Une domination d’un être humain sur un autre être humain ou une domination d’un être humain sur un autre être non humain, en fait c’est la même chose. Si on porte un regard de dominant sur un arbre, je pense que c’est un crime tout autant », professe-t-elle.
Point commun
Bettie Nin a fait des études d’art. Multidisciplinaire, elle s’intéresse « aux questions liées à la société et depuis quelques années essentiellement à l’écologie ». L’histoire retiendra également sa création du « Fâ-Dù écologique » ‘’Joogbé’’ à base de foyer (en poterie) et de tourteaux psalmistes qu’elle fait cohabiter avec la Kybomancie européenne/asiatique. Dialogue de deux arts divinatoires pour renvoyer à « la possibilité de lire notre passé, de connaître notre futur, et ainsi de créer une impulsion vers l’avenir par le biais de nos intentions ».
Bettie Nin et Achille Adonon, quoique incarnant différents médiums et matières, s’accordent. Le Béninois Achille Adonon, pluridisciplinaire lui aussi, n’est pas moins étranger aux notions d’écologie et de renaissance. Le caractère sacré de la forêt est systématique chez lui. Il appréhende ces espaces, en effet, comme « lieu de réincarnation des esprits de nos morts ».
A ces êtres disparus mais omniprésents autour des vivants, il rend hommage à travers l’œuvre « Fantômes » (chaussures, ligneul). Ils « reviennent sous formes végétales », dit-il, et « d’une manière ou d’une autre interviennent dans le monde des vivants », pour « protéger leurs proches ».
«Achille étant Béninois, il connaissait sa culture. On parle de la même chose, du monde actuel. Achille pose son regard sur les choses à changer et moi je pose mon regard sur l’avenir, vers où aller. Je crois qu’on parle de la même chose. Je perçois le travail d’Achille comme ça : il parle de la violence et moi, de l’amour », opine Bettie Nin, en l’absence de celui-ci. Dans les mêmes conditions, Achille Adonon estime que « Bettie…aborde les pieds nus alors que moi je travaille avec les chaussures qui représentent pour moi ces enfants abandonnés. Donc il y a déjà un lien ».
Impossible justement, d’entrer dans l’univers d’Achille Adonon sans voir les chaussures. Il en a intégré à l’installation de Bettie. L’emploi des chaussures usées et abandonnées lui permet de travailler sur « l’humain dans sa totalité », notamment à partir de la situation des enfants abandonnés, des Vidomègon. « Quand je dis enfant, ce n’est pas nécessairement ces enfants de 0 à 16 enfants, c’est à-dire des adolescents. Quand je parle d’enfant je parle de l’humain. Quand bien même nous avons 50 ans, 60 ans, on demeure un enfant pour nos parents. Nous sommes issus d’une cellule familiale ».
LIRE AUSSI: Vernissage À L’espace Le Centre : Nobel Koty Et Tessilim Adjayi Peignent Les « Exils »
Les chaussures, il les récupérait, « mais aujourd’hui je les achète pour montrer le côté trafic des enfants ». Arrivée à l’atelier, il se met « dans la peau d’un médecin et je les soigne, j’essaie de créer un monde d’harmonie, de paix, de joie pour ces enfants sans parole, sans défense. J’essaie de leur donner une liberté ».
Il compare tantôt l’existence humaine à un voyage comme dans l’œuvre « Le voyageur » (chaussures, acrylique, bois, métal) tantôt à un marché. Ce sont d’ailleurs des croyances populaires auxquelles l’artiste marque ainsi son adhésion. « Ama fifa mè -Dans l’herbe fraiche ». Pourquoi ? parce que la vie, c’est un marché. Nous sommes venus, chacun de nous est venu au marché. Je parle de Dieu et l’Homme. C’est un voyage à l’issu duquel nous irons rendre compte. L’âme ira rendre compte, l’enveloppe corporelle appartient à la terre. Il y a certains esprits qui se reposent dans les herbes, les arbres, certains qui se reposent dans les rivières, l’eau, la mer. Nombreux parmi ces esprits sont là pour nous protéger. C’est de là que nous parlons de nos ancêtres ».
Son installation in situ intitulée « Mes interrogations ? » fait écho à Birago Diop dont un poème célèbre apprend que « …Les morts ne sont pas sous la terre, Ils sont dans le feu qui s’éteint, Ils sont dans le rocher qui geint, Ils sont dans les herbes qui pleurent, Ils sont dans la forêt, ils sont dans la demeure… »
L’exposition « Amà fífá mĭn » ou « Dans les herbes fraîches » se poursuit jusqu’au 31 janvier 2023 à l’espace culturel Le Centre.