L’édition 2024, la 6e du Black History month (Bhm) a parcouru plusieurs villes françaises historiquement chargées avant d’atterrir à Cotonou. Jeudi 29 février, le centre culturel Artisttik Africa a accueilli la table ronde sur «Amilcar Cabral et les créolisations lusophones». Principaux orateurs, Alphonse Gaglozoun, maître de conférences des universités, membre du comité mondial du panafricanisme et Karfa Sira Diallo, franco-sénégalais, avocat de formation et fondateur du Black History month France. Dans cet entretien avec Bénin Intelligent, ce dernier aborde les résultats obtenus depuis la célébration du Bhm. Et aussi l’état du panafricanisme aujourd’hui, les leçons de la vie du révolutionnaire Amilcar Cabral et l’actualité liée à la procédure de déchéance de nationalité engagée contre l’activiste franco-béninois Kèmi Séba.
Bénin Intelligent : Depuis que le Black History month se tient tous les mois de février, quel bilan faites-vous ?
Karfa Sira Diallo : Sénégalais d’origine, je vis en France depuis très longtemps. Je suis élu à la région de la Nouvelle Aquitaine donc je suis un élu de la République française. Je suis ici en tant que directeur de Mémoires et partages qui est un réseau activiste, militant. Le réseau se bat pour la mémoire de la traite et de l’esclavage. Il est né à Bordeaux en 1998, il y a 25 ans. Bordeaux était un port négrier concerné par l’histoire de l’esclavage.
Nous avons pris en charge la responsabilité de cet évènement. Le Black history month –mois de l’histoire des Noirs se tient en février chaque année. Il est né en 1926 aux États-Unis mais c’est un événement que nous organisons depuis 2008. Cette année on a commencé le 3 février à Bordeaux ensuite la Rocher, la Bayonne, à Paris, la Rochelle et au Havre. Nous finissons à Artisttik Africa autour des héritages lusophones du Bénin. Mais aussi la figure d’Amilcar Cabral et de tout le combat panafricaniste qu’il a pu mener.
Il y a un effort de ressourcement réel
C’est un événement qui vient à son heure. Les afro descendants, qu’ils vivent en Afrique ou dans la diaspora, c’est-à-dire en Occident sont confrontés à de multiples crises. Des crises économiques extrêmement importantes, des crises sociales mais aussi des crises identitaires. Ce que c’est d’être Noir c’est une question qui est sous le feu des tensions avec des législations dans les pays occidentaux extrêmement dures, notamment la loi sur l’immigration qui a été mise en place en France. On a aussi des questions panafricanistes qui n’ont jamais été aussi présentes qu’aujourd’hui dans le continent africain.
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Tout ça mérite que soit rappelée l’histoire, parce que si nous voulons comprendre notre monde d’aujourd’hui, si l’Afrique, si les afro descendants veulent reprendre le contrôle de leur destin et de leur avenir, il faut qu’ils sachent d’où ils viennent. Il faut qu’ils sachent quel est le long chemin par lequel leurs ancêtres ont pu se battre contre les multiples dominations qui leur ont été soumises. Nous avons beaucoup de jeunesses afro descendantes qui se retrouvent ainsi à avoir à chercher à comprendre l’histoire de l’Afrique et à pouvoir être plus forts. Donc il y a un effort de ressourcement réel pour la plupart de ces afro descendants. C’est la chose qu’on a pu remarquer concrètement.
Panneaux explicatifs
On a aussi remarqué qu’il y a plus de respect, de considération dans un certain nombre de villes européennes qui avant n’étaient pas tellement concernées par l’histoire des Noirs. Le fait que nous organisons cet événement fait qu’elles sont obligées de rentrer dans ce processus de meilleure connaissance de l’histoire des Noirs, de meilleure intégration de l’histoire des Noirs, de meilleur respect de l’histoire des Noirs.
Par exemple on l’a vu à Bordeaux et aussi à la Rochelle, des villes négrières. Du fait de cette action, les municipalités de ces villes ont commencé par poser des panneaux explicatifs en bas des rues pour dire que ces gens-là, qui étaient les héros de certains français- étaient aussi les bourreaux des africains. Ils ont commis un crime contre l’humanité. On a de plus en plus d’éléments très concrets où on voit que cet évènement -le Black history month répond à des préoccupations des jeunes.
On a par exemple à Paris, le 17 février dernier donné le Prix Mémoires & Partages à une jeune afro descendante qui est championne d’Olympique de Basket ; elle s’appelle Emilie Gomis et qui avait été mise au banc du sport français parce qu’elle avait soutenu la Palestine dans la crise entre Israël et le Hamas. Elle a été totalement chassée, démise de ses fonctions. Nous, nous l’avons reconnue comme une des nôtres, nous lui avons donné un prix.
Oui, je crois que le Black history month permet de montrer qu’il y a la possibilité aujourd’hui d’être dans une démarche communautaire mais sans être communautariste. Ce que nous voulons c’est réveiller la conscience du monde, replacer l’Afrique au centre du monde. Une place qu’elle n’aurait jamais dû quitter parce que c’est là où l’humanité est née en premier.
Y a-t-il continuité ou rupture entre les trajectoires, les combats menés par les pères fondateurs du panafricanisme et la nouvelle génération de panafricanistes ?
C’est une vraie continuité dans les démarches. Je crois que nos ancêtres qui se sont battus pour la liberté ou la souveraineté de l’Afrique, ils ont semé des graines. Nous-mêmes aujourd’hui nous reprenons ces graines et nous en faisons quelque chose ; donc il y a une continuité.
Mais il faut faire attention : on a le cancer de la trahison qui a tué Amilcar Cabral, qui a tué Lumumba, Thomas Sankara.
Le cancer de la trahison est encore présent en Afrique. Beaucoup de leaders panafricanistes sont aujourd’hui menacés, et souvent menacés parce qu’ils ne sont pas protégés par leurs propres frères et par leurs propres sœurs. Donc l’exemple des anciens doit nous servir de leçon pour mieux protéger les leaders qui essaient de nous ouvrir les consciences, de nous donner des moyens d’être beaucoup plus efficients pour nos communautés.
Donc oui, le panafricanisme a encore des leçons à nous donner, en tout cas c’est le pari que nous prenons avec cet événement.
Quelles sont les valeurs que la jeunesse peut-elle tirer de la figure d’Amilcar Cabral à qui l’édition 2024 du Black history month a été consacrée ?
Il y aura beaucoup de choses à dire de la figure d’Amilcar Cabral. Moi j’en retiendrai trois. La première chose c’est que Cabral avait un profond respect des masses paysannes. On ne peut pas développer un pays quel qu’il soit si on ne respecte pas la majorité de ce pays. Et nous le savons, la majorité des pays d’Afrique aujourd’hui, 70% des populations sont rurales. Cabral avait un respect pour les masses paysannes. Il s’habillait comme elles, il les respectait, les écoutait, les formait. Cela est essentiel, le respect des masses paysannes, le respect des citoyens. Quels que soient nos titres et fonctions nous devons les respecter.
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Deuxième chose, le respect des femmes. Dans le mouvement de Cabral les femmes étaient aux avants postes. Il avait conscience qu’on ne peut pas développer un continent, émanciper un continent si on laisse la moitié des gens, c’est-à-dire les femmes en dehors de l’humanité. Cabral avait cette conscience très précise.
Cabral savait aussi que c’était important de connaître son histoire. C’est ça que Cabral nous apprend. C’était un théoricien, ce n’était pas qu’un révolutionnaire les armes à la main. C’est quelqu’un qui construisait une théorie de pensée qui donnait de la force. Parce que l’individu, ce qui le tient ce n’est pas seulement le fait de détenir une arme mais aussi le fait de tenir un discours qui fasse que les autres puissent le suivre.
Je retiendrai ces trois choses : respect des masses paysannes, respect des femmes et surtout la connaissance et la théorie.
L’État français veut déchoir l’activiste Kèmi Séba de sa nationalité française. Quelle est votre opinion ?
On ne peut qu’être choqué de voir le citoyen d’un pays être déchu de sa nationalité parce qu’il exprime son opinion. On peut ne pas être d’accord avec Kèmi Séba. Et Dieu sait que j’ai des points de désaccords avec lui, mais pour autant on ne peut que condamner la décision de la France de déchoir Kèmi Séba. Il doit avoir cette liberté d’expression à laquelle la France tient tant. On doit la lui donner, on doit la lui garantir.
Je pense que les progressistes du monde devraient soutenir Kèmi Séba, devraient lui donner les moyens de pouvoir continuer ce combat qui participe de l’évolution de nos sociétés et qui est nécessaire.
On lui objecte souvent l’incohérence entre sa nationalité française et la dénonciation de la politique étrangère française. Ne pensez-vous pas que Kèmi Séba devrait se libérer de cette nationalité pour être davantage libre ?
Le nombre de français que nous connaissons dans toute l’histoire de la France qui n’ont jamais hésité à critiquer la France, qui n’ont jamais hésité à remettre en cause la domination française. On a tellement d’exemples de français qui, tout en gardant leur nationalité pouvaient dire à la France qu’elle pouvait être meilleure que ce qu’elle donne à voir.
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Kèmi Séba n’a jamais dit qu’il était contre le peuple français. Il a dit qu’il est contre la politique de la France, contre ce que l’Etat français faisait. Cela ne fait pas de lui un ennemi de la France, je ne le crois pas. Donc il n’y a pas de problème à cela. On peut avoir toutes les nationalités du monde. Aujourd’hui nous sommes des citoyens du monde, on doit pouvoir dire ce que nous pensons de tous les États du monde qui briment et qui oppriment des peuples. Ça c’est la liberté et elle devrait être garantie pour tout le monde.
Y a-t-il un lien entre le Black history month et la recherche de l’histoire authentique de l’Afrique ?
Je crois qu’il y a un lien. Le panafricanisme n’est pas né comme ça. Il est né parce que l’histoire de l’Afrique est ancienne et très longue. Le panafricanisme c’est Marcus Garvey, on va dire le début du XXe siècle avec le mouvement rastafari et autre. Donc tout est lié. Plus on connait l’histoire de l’Afrique, des afro descendants, plus on connait leur impact dans la conscience de l’humanité de manière générale, plus le panafricanisme est mieux compris. Parce que le panafricanisme ce n’est pas nous contre les autres. C’est nous avec les autres mais nous dans notre entière liberté, notre entière souveraineté, dans le respect et dans l’égalité.
Donc le Black History month visait vraiment ça. Mieux connaître l’histoire des Noirs pour mieux être citoyen du monde aujourd’hui. C’est-à-dire pouvoir bénéficier de toutes les inventions, tout le génie humain quel que soit où on naît ; et surtout le génie africain dont on n’a pas encore l’entièreté de la possession.
Merci.
©Béni Agbayahoun