Le Père Rodrigue Gbédjinou a exprimé une vive émotion mêlée à une profonde reconnaissance pour celui qu’il considère comme « une figure prophétique ». Selon lui, la disparition de François, premier pape latino-américain marque « la fin d’une époque, mais aussi l’ouverture d’une ère nouvelle que son pontificat a fortement préparée ». Bénin Intelligent l’a interviewé à Cotonou. Premier d’une série d’entretiens consacrés au Pape François.
Le pontificat de François s’est inscrit dans une dynamique de rupture et de renouveau, note le docteur en théologie dogmatique, directeur de l’École d’initiation théologique et pastorale (Eitp). L’élection d’un jésuite venu du Sud, le choix du nom de François, les gestes de simplicité – comme le refus des appartements pontificaux et le port de chaussures ordinaires – ont donné « l’exemple d’une Église humble, proche des pauvres, des migrants, des blessés de la vie ».
Plus qu’une réforme de structures, le pape argentin a impulsé « un changement de regard » sur l’Église et sur le monde. Son souci des périphéries, sa proximité avec les exclus et son insistance sur l’Évangile de la miséricorde ont marqué un tournant. « Il a redonné une âme à l’institution. Il a replacé l’humain, le vulnérable, au cœur du message chrétien », souligne le Père Gbédjinou.
Le pontificat de François s’est également illustré par la hardiesse de ses prises de position. Des textes majeurs tels que ”Laudato Si’” sur l’écologie intégrale ou ”Fratelli Tutti” sur la fraternité humaine ont résonné bien au-delà des cercles catholiques. Son attention à la synodalité, à la place des femmes et à l’inclusion des personnes homosexuelles témoigne, selon le théologien, d’un désir profond de renouvellement pastoral dans la fidélité à l’Évangile.
«les prophètes dérangent toujours»
Face aux critiques parfois virulentes émanant de milieux conservateurs, le Père Gbédjinou rappelle que « les prophètes dérangent toujours ». Et d’ajouter : « C’est au cœur des tensions que la vérité de l’Évangile émerge. Le pape François aura été une conscience pour l’Église ».
Pour le monde entier, François restera une voix spirituelle majeure. Sa défense de la paix, de l’environnement, du dialogue interreligieux, et d’une économie plus humaine dépasse les frontières ecclésiales. « Il a parlé aux consciences, aux cœurs. Le pape François aura été le visage d’un Dieu qui se penche, qui console, qui relève », conclut le Père Rodrigue Gbédjinou.
Un pontificat sans grandes nominations africaines
Bilan africain ! Le pontificat de François aura été riche en gestes forts et en ambivalences, notamment en ce qui concerne les rapports entre Rome et les Églises d’Afrique. Le constat est clair : le pape François n’a pas élevé de figures africaines à de hautes fonctions vaticanes. « Il n’y a pas eu de grande nomination au niveau africain à de grands postes au Vatican », affirme le Père Gbédjinou.
Cette absence de représentation au sommet de l’Église universelle n’est pas sans conséquence. Elle a nourri chez certains le sentiment d’un désintérêt ou d’une marginalisation implicite de l’Afrique dans les arcanes de la curie romaine.
Toutefois, le prêtre de l’archidiocèse de Cotonou relève des gestes symboliques au titre d’un bilan africain du Pape François. Et l’un des faits marquants reste l’ouverture de la première Porte sainte du Jubilé de la Miséricorde à Bangui en 2015, et non à Rome. Ce geste, réalisé en pleine guerre civile centrafricaine, constitue pour le Père Gbédjinou une reconnaissance de la souffrance africaine : « La première porte sainte ouverte pour le jubilé de la miséricorde, c’est la capitale de Bangui, pas à Rome ».
D’autres gestes ont renforcé le bilan africain du Pape François. Père Rodrigue Gbédjinou souligne sa sensibilité à l’Afrique : le voyage en République Démocratique du Congo, les appels à la paix au Soudan du Sud, ou encore la dénonciation du néocolonialisme. « Retirez vos mains de l’Afrique. Cessez d’étouffer l’Afrique. Elle n’est pas une mine à exploiter ni une terre à dévaliser », avait déclaré le pape à Kinshasa, des mots que le Père Gbédjinou compare à une puissante interpellation, presque biblique, envers les puissances étrangères.
Fiducia supplicans : un électrochoc salutaire pour l’Afrique
Cependant, l’épisode le plus révélateur du rapport entre François et les Églises africaines reste l’affaire ”Fiducia supplicans”, cette déclaration autorisant la bénédiction de « couples » homosexuels. Pour le Père Gbédjinou, ce texte a provoqué un sursaut salutaire : « Il a réveillé l’épiscopat africain, qui s’était peut-être endormi ». La réaction a été massive, unanime et claire : refus catégorique de la bénédiction des couples homosexuels, non pas par rejet des personnes, mais par refus d’une légitimation implicite de formes de vie jugées incompatibles avec l’anthropologie chrétienne.
« Le nœud du document Fiducia supplicans, c’est un seul mot : ‘couple’. C’est ça qui sème la confusion », explique-t-il. Il distingue avec acuité la bénédiction pastorale spontanée – accordée à toute personne sans condition – de la bénédiction formelle d’un couple, perçue comme une forme de validation sacramentelle. « Si je suis père de famille… et dans mes enfants il y en a un qui est homosexuel, je ne vais pas le chasser de ma maison. Mais je ne vais pas non plus l’accueillir comme j’accueille celui qui s’est marié avec une femme ».
Père Rodrigue Gbédjinou
Ce refus n’est pas motivé par une simple question de culture : « Ce n’est pas une question de culture. L’homosexualité existe chez nous. Mais ce sont les idéologies imposées qui posent problème. »
Une provocation théologique utile
Le pape François, selon le Père Gbédjinou, n’a pas cherché à imposer une théologie systématique. Sa démarche s’est voulue fragmentaire, contextuelle, marquée par le discernement et la confrontation au réel. « Ce sont des fragments qui restent à reconstruire, à structurer. Comme dans un puzzle », précise-t-il. Il s’agit d’une « théologie de la vie », tournée vers les périphéries humaines et sociales.
Mais cette approche a pu susciter des incompréhensions, voire des confusions, notamment quand les principes ne sont pas systématiquement rappelés. La tension entre l’approche pastorale et la rigueur doctrinale reste l’un des défis majeurs du pontificat. « C’est trop facile d’asséner aux gens “voilà ce qu’il faut”. Mais après, que fait-on avec ces personnes ? », interroge-t-il.
Un dialogue renouvelé entre Rome et l’Afrique
Si certaines prises de position ont surpris, voire inquiété l’épiscopat africain, cela n’a pas rompu la communion avec Rome. Au contraire : « Cette décision [Fiducia] n’a pas fragilisé, pas du tout. Ça a renforcé nos liens, nos liens de communion », affirme le théologien. La communion, selon lui, ne suppose pas l’unanimité mais la vérité partagée : « La communion, c’est l’échange entre frères d’un même corps… C’est la vérité qui crée la communion».
François aura ainsi provoqué l’Église d’Afrique à plus de maturité, à plus de réflexion, et surtout à dépasser les réponses purement culturelles. « Nos réponses ne doivent pas être seulement culturelles », martèle le Père Gbédjinou. Il appelle de ses vœux une élévation du débat et une plus grande capacité théologique de la part de l’Afrique. « Nous devons élever le débat… créer un patriarcat de pensée en Afrique ».
En somme, en terme de bilan africain du Pape François, son pontificat aura été, pour l’Afrique, une secousse. Une provocation bienfaisante à penser, à résister, à exister pleinement dans la communion catholique universelle. Et si l’Afrique rêve d’un jour voir un pape issu de son sein, ce rêve, pour le Père Gbédjinou, ne doit pas devenir obsession : « Ce n’est pas la couleur qui importe, c’est la capacité à relever les défis de notre temps ».