Dans la salle de l’Eitb légèrement éclairée, le public métissé assiste tout ouïe à un spectacle bouleversant : l’intrigue peint un Occident durement frappé par des catastrophes et pandémies. Sauve-qui-peut chez natifs et résidents qui se ruent désespérément aux portes de l’Afrique dont les conditions socio-économiques semblent stables.
L’aide humanitaire est alors brûlante. Chaque seconde perdue se convertit en des vies étranglées. Alors des opérateurs économiques, notamment ceux du groupe Serenity sont très sourcilleux quant à leurs richesses, actifs, marchés et potentiel d’expansion. Pour éviter toute surprise désagréable, ils décident de prendre le devant et s’assurer que leurs intérêts sont préservés. Mais réunis en session, des dissensions profondes apparaissent. Deux camps s’opposent.
Le spectacle monte en intensité. Le public le gratifie par des applaudissements nourris et des éclats de rires au besoin. Le dramaturge Giovanni Sèdjro Houansou retourne la balance et mets les Africains face à une équation embarrassante : au regard de toutes les violations des droits humains commis par l’occident contre les eux, quelle sera leur attitude si la roue tourne en leur faveur ? La scène permet au public de se lire à travers un échantillon d’africains constitué des six acteurs principaux dont le talent se passe de doute : Ornela Fagnon, Sidoine Agoua, Judicaël Avaligbe (dit Kromozom), Bardol Migan et Victor Goudahouandji.
Chez les six acteurs, par ailleurs actionnaires de l’entreprise ‘‘Serenity’’, secourir les occidentaux divise. La première autorité de l’entreprise a des raisons de prôner la non-assistance à personne en danger. « Nous sommes dans l’immobilier, pas dans l’humanitaire. Il y a peu de place ici », assène Patrick. Mais en réalité, il ne tient là qu’un alibi. Au vrai, des blancs il n’en veut pas. « Ils vont chercher à dominer une fois installés », jure-t-il.
Il n’est pas le seul à penser ainsi. Les douleurs de l’histoire remontent : colonisation, esclavage, racisme antinoir comme on en a vu lors du conflit ukrainien. « Ce qui fait la force du Blanc ce n’est pas son cerveau mais sa malice », renchérit Kromozom.
Pendant que le groupe tergiverse, les nouvelles du front dans les médias sont lourdes : l’arrivée des ‘‘migrants’’ européens est de plus en plus massive, avec un lot de morts considérable. Le drame humain en cours n’émeut guère les capitalistes plus obsédés par la sauvegarde de leurs intérêts. Alors le procès de l’Europe se poursuit. « Ce territoire avait été vendu comme l’Eldorado. Et des africains sont morts là. À qui profite les crises ? Les guerres ? Les crises sanitaires ? C’est l’occident qui en profite ». Le procès n’occulte pas aussi le volet culturel : la perte du sens de la procréation en Europe avec des « histoires où certains remplacent leurs maris par leur chat ».
Des africains estiment même que le malheur qui frappe les blancs est la preuve que Dieu est fâché après eux, contre l’homosexualité que l’Occident promeut (la France a nommé Jean Berthon au poste inédit d’ambassadeur Lgbtq+; celui-ci a été interdit de séjour au Cameroun conservateur). « Vous ne voyez pas leurs dégâts sur l’environnement ? L’Afrique en a trop souffert », poursuit Patrick.
Dans ce procès par contumace de l’Occident, l’auteur du script réalise une opération fantastique. La défense de l’Occident est prise par des femmes. Anodin ? Pas du tout. L’Afrique berceau de l’humanité reprend là tout son sens. « Les personnes que vous accueillez ne sont pas des objets de distraction. Leur culture, leur mode de vie ne vous regardent pas », objecte Rachelle.
Mais Patrick ne tarit pas de motifs ‘‘valables’’. En plus de chercher à protéger ses intérêts économiques, il a une autre raison déterminante de prôner l’indifférence : Rachelle, son (ex) épouse l’aurait laissée au profit de Calixte, un ‘‘blanco’’ qui était de passage en Afrique dans le cadre d’une œuvre sociale. C’est donc avec un sourire moqueur qu’il rétorque à Sidoine que lui, est «contre ceux qui allèguent de volontariat pour venir se servir en Afrique”.
Prétexte, rebondit Rachelle qui assume être en état pour ce ressortissant européen, dénonçant au passage la phalocratie ambiante en Afrique. « Comment est-on arrivé là ? A ce stade d’inhumanité. Ce sont des hommes qui tombent hein ! » insiste-t-elle, très peinée. Face à un drame humanitaire, on devrait se garder de toute « vengeance » et ne pas chercher à « rendre aux autres la monnaie de leur pièce ». « Même l’Afrique apprend qu’il faut de la retenue quand il s’agit de parler des autres. On n’est pas là pour faire le procès de l’occident », insiste-t-elle. D’ailleurs, les africains ne sont pas aussi sains : « on peut regarder la cupidité dans nos propres sacs », exhorte-t-elle.
Tels responsables, tels employés
Au-delà de la fiction théâtrale, la question centrale de Serenity Off résonne à la conscience de chacun. Même un vox populi à Cotonou ferait apparaître divergentes opinions. Chaque africain peut se retrouver dans les réactions des employés de Serenity Off. Lorsque les patrons furent incapables de trancher, le recours à eux n’a pas non plus fait avancer la situation. La voie de la démocratie suggérée par Sidoine montre que les employés ont eux-aussi le cœur rempli d’intolérance. « Les blancs souffrent parce qu’ils ont abandonné Dieu. Ils ont des cathédrales partout mais ils ne croient plus en Dieu. Ils ne croient qu’à la science. C’est pourquoi Dieu permet cette catastrophe pour qu’ils sachent que c’est lui qui est fort », soutient l’un d’eux.
« Ces gens-là disent que coq peut monter sur coq. Si on les laisse venir ici sans les évangéliser, c’est grave. Depuis que le monde est monde, coq et coq sont frères, poule et poule sont sœurs ; jamais mari et femme », critique un autre. « Vous avez oublié l’histoire ? Ils ont colonisé nos grands-parents », rappelle un autre employé.
Seul l’humain compte
Le spectacle peut sembler chimérique. Les metteurs en scène eux, ne doutent guère de son réalisme. Les auteurs critiquent l’esprit capitaliste. «Pour moi, la pire des choses qu’on observe dans ce monde est qu’il y a des gens qui profitent quand il y a catastrophe, quand le monde chute et tombe. Il y a des gens qui gagnent l’argent avec ça. Alors qu’on aurait bien fait de s’aider, de coopérer entre noir et blanc afin de résoudre efficacement les problèmes qui sont là actuellement à savoir le changement climatique, les foyers de tension, les conflits sanglants et autres », souligne Roger Nidegger.
Par ailleurs, ils s’attaquent aux stéréotypes racistes et plaies liées à l’histoire. Certes, c’est plutôt les africains qui meurent aujourd’hui dans la méditerranée en quête de bien-être. A Lempedusa, l’humanité a vu le flux record de migrants. Des gouvernements européens penchent alors pour des politiques anti-immigration. Les africains, ce sont eux les victimes de racisme dont Gorges Floyd aux Etats-Unis ou lors des premières heures du conflit ukrainien. Mais la roue tourne, et demain l’Europe aura besoin de l’Afrique. Quand ce temps arrivera, que feront-ils ? «Gardons-nous de commettre les mêmes erreurs qu’eux. Seul l’humain compte », retient Mariame Diara, co-metteur en scène avec le suisse Roger Nidegger.
Les deux assurent n’être animés d’aucun esprit de provocation. Leur démarche, donner « à voir en tant qu’artiste ce qui ne va pas dans le monde et ensemble nous invitons chacun à réfléchir par rapport à cela ». Le message ne s’adresse pas qu’aux africains. L’occident est aussi appelé à descendre de son orgueil. Dans le public, le français Éric en a conscience : « Cette pièce fait réfléchir sur les stéréotypes, les préjugés qui peuvent exister de part et d’autre. Donc c’est un bon miroir de la situation qui prévaut actuellement. Et donc ça fait réfléchir. Il n’y a pas de situation acquise. Il y a de grandes civilisations qui se sont écroulées. Donc tout est possible. Le message est livré par la pièce : l’humanité doit prévaloir en toute circonstance. C’est une conviction à laquelle je me rends volontiers ».
Les auteurs restent convaincus que la conciliation Afrique-Occident, le respect mutuel sont possibles sans forcément une ‘‘phase d’apocalypse inversée’’. « Cette conciliation est possible. Je parlerai même en termes de nécessité, on a tout intérêt qu’il y ait une conciliation de tous les continents, qu’il y ait un respect mutuel de tous les humains, de toutes les personnes vivant sur la terre, qu’il y ait un rapport sain permettant à chacun de se sentir comme chez lui partout où il met pieds », professe Mariame Diarra.
Les artistes « citoyens du monde », eux, montrent le chemin. Serenity Off est le fruit d’une collaboration sans complexe entre l’Afrique , à travers “Germes de pensées” de la Béninoise Mariane Diarra et la Suisse avec Kuckuck produktion). Le poids du passé n’a pas malmené les deux. Le spectacle est promis à un destin international. Il sera diffusé « n’importe où », en Afrique comme en Europe, assure Roger Nidegger. Dans ce sens, le talent des acteurs est un atout. Aucun d’eux n’a fait piètre impression. Tous les publics qui l’accueilleront sont sûrs de vivre d’intenses moments drôles et édifiants
Par Sêmèvo Bonaventure AGBON
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