- Par Hervé Kissaou MAKOUYA – Philosophe et écrivain
Le climat politique au Togo ne fait que se dégrader de plus en plus, au point où bon nombre d’esprits avisés alertent sur la probable fin imminente d’un régime politique longéviste qui se fait champion entre autres méthodes d’un jeu de cirque et de dilatoire au service du statu quo.
S’il est une chose que le régime puisse s’effondrer de sa propre fin toute prochaine, une autre chose qui suscite tristesse est d’espérer à cette allure que notre opposition soit en mesure de faire jouer valablement sa carte sur l’échiquier d’une alternative réelle et profitable pour le peuple. C’est ainsi avec une profonde tristesse que la présente analyse vise à attirer l’attention de l’opinion publique sur l’urgence d’une réorientation de méthodes et stratégies au sein de notre classe politique qui est engagée dans la lutte pour la restauration de l’alternance politique au Togo. L’enjeu est de taille parce qu’il faudrait à tout prix éviter à ce pays un changement de siège tel qu’on l’a observé dans certains pays…
S’il est arrivé très récemment que des leaders de l’opposition classique en pleine conférence de presse à la veille d’une grande série de manifestations populaires avouent ne pas être à l’initiative et déclarent leur soutien “aux jeunes qui ont décidé de prendre leur destin en main”, il y a un problème. En effet l’opposition avoue son impuissance face à ce régime, mais aussi son incapacité à assister et protéger son peuple. On me dira que c’est le peuple qui seul est souverain, et qui par conséquent peut se lever massivement pour retirer aux élites le pouvoir qu’elles exercent et qui lui appartient en réalité. C’est d’ailleurs ce qui est prévu dans la constitution.
Et c’est le bien-fondé des diverses initiatives de sensibilisation citoyenne et d’éveil des consciences sur l’urgence pour le peuple de reprendre le pouvoir public à ce régime défaillant et le confier à ceux qui répondent au mieux à ses aspirations profondes. Et justement le problème se situe à ce niveau d’enjeu : à qui le peuple va-t-il confier le pouvoir quand il va finir de le retirer ? Le risque c’est que des individus rusés puissent s’associer pour voler au peuple sa victoire, ce qui ouvrirait la porte à un cycle de recommencement.
Revenons aux leaders de l’opposition et tous ceux qui ont porté et conduit jusqu’ici les diverses initiatives de combat politique. À ce stade, je me dois de rendre hommage à ceux qui ont réussi à écrire de très belles pages de reconquête de la liberté d’expression pour ce pays. Je pense aux journalistes d’investigation qui bravent tous les risques sur eux-mêmes et sur leurs proches.
Je pense aux artistes engagés et aux influenceurs qui alertent et communiquent sur les enjeux et orientations du combat politique. Les seuls qui n’arrivent pas jusqu’ici à se mettre à l’entière hauteur des défis actuels, ce sont nos leaders politiques d’opposition. Ils sont dans le trop peut-être. Dans son célèbre titre “Je lui dirai “, Céline Dion disait que trop peut-être est pire que trop peu. Autrement dit, il est préférable de n’agir que très rarement, que de multiplier des actions manquées parce que trop hésitantes.
Les hésitations rendent compte de l’immaturité, de l’amateurisme, ou encore de l’impertinence. Voici en trois points ce qu’on pourrait reprocher à nos leaders de l’opposition politique :
1 – leur impuissance : impuissance à défendre leurs militants en difficulté devant le régime en place. Voici une triste réalité : à part les héros qui tombent au cours des manifestations et à part les quelques héros qui ont réussi entre-temps à se rendre célèbres de par leur investissement personnel assez remarquable, tous les autres héros qui croupissent par milliers dans un redoutable anonymat affrontent seuls ou individuellement le monstre avec leurs petites mains vides.
Chaque jour que Dieu fait, ils perdent leur carrière, leur dignité, leur liberté, et parfois même leur vie, dans des conditions qui ne seront peut-être jamais élucidées. Les plus chanceux parviennent à rejoindre un pays voisin. Là encore, personne ne sait ce qu’ils deviennent et comment ils vivent. Ils sont restés héros malgré leur “fuite” parce qu’ils n’ont pas changé d’idéal, ils n’ont pas renoncé à leur engagement citoyen malgré les souffrances de la chair et les attaques qui visent l’âme, ils sont restés intègres malgré le temps qui passe sur leur avenir anéanti au pays d’origine.
J’ai examiné de plus près les rouages d’obtention du fameux statut de réfugié dans la plupart de nos pays de la sous-région, et je sais le genre de comédie qui se joue dans un enfer qui ne dit pas son nom. Ainsi, un premier travail important pour nos leaders d’opposition serait de créer un répertoire de tous ces héros à l’intérieur et à l’extérieur du pays, qui ont affronté le monstre dans l’une de ses multiples facettes et qui continuent de le faire, souvent par désespoir.
Les connaître, pas pour les dédommager, mais pour leur accorder un minimum de suivi et de soutien politique et affectif. Certains qui sont exilés dans les pays africains et qui préfèrent ne pas rentrer au Togo de sitôt ont parfois besoin d’un simple geste de recommandation pour bénéficier de meilleures conditions d’insertion. Je spécifie leur cas parce qu’ils sont majoritaires et plus vulnérables, quand on sait que les rares qui accèdent à l’Occident ont beaucoup plus de moyens financiers et de facilité d’insertion. On me dira qu’il existe des réseaux d’organisations des togolais dans les autres pays. Mais la réalité c’est que ces divers réseaux sont régulièrement pistés.
Il ne suffit pas d’être sorti du Togo pour se croire systématiquement à l’abri des représailles de ce régime… Ce travail de documentation est fait par nos vaillants journalistes d’investigation, même s’il est fait sur une échelle beaucoup moins étendue. Ils le font pour le témoignage et pour l’histoire. Nos leaders devraient adopter cette méthodologie de collecte des données et la généraliser afin de constituer une solide base de militants convaincus. Ceux qui ont parcouru à l’époque toutes les localités du Togo auraient pu profiter pour poser les bases de ce travail, et nous fournir des sondages pertinents pour faciliter à l’avenir le maillage du territoire dans les processus de communication politique.
Je sais que les organismes de défense des droits humains ont ce genre de données. Mais à quoi servent leurs rapports ? Juste alerter l’opinion nationale et internationale et les grandes instances onusiennes. Et nos leaders d’opposition aussi tombent dans cette impuissance face au lourd tribut que paient leurs militants au quotidien. Cette impuissance à faire bouger les lignes pour défendre leurs militants pris aux griffes du monstre s’explique par le fait qu’ils ne frappent pas aux bonnes portes.
Je n’ai pas la prétention de connaître les bonnes portes, puisque je ne suis qu’un citoyen lambda. Mais je pense que pour un leader politique qui se prend au sérieux, la première disposition à prendre avant d’entreprendre une lutte politique serait de maîtriser les divers mécanismes de Coopération à l’international et d’en choisir un qui puisse lui servir en cas de menaces et préjudices graves sur les militants.
Je sais qu’il y a une commission juridique constituée d’avocats chevronnés et qui se charge de documenter les cas de violences de ce régime en réponse aux contestations politiques. Mais je ne sais pas ce que ça donne jusqu’à présent. Non seulement cela permettrait au leader de tester ses capacités managériales et personnelles qu’il prétend vouloir mettre au service de son peuple une fois au pouvoir, mais aussi ce serait une excellente astuce pour ne plus gaspiller les militants tel qu’on l’a toujours fait. Et les klébés du régime sont prêts à dire que les leaders de l’opposition exposent leurs militants aux représailles pendant qu’eux-mêmes et leurs enfants sont à l’abri. Voilà un raisonnement logique que le diable utilise pour décourager toute libre contestation.
En réalité ce n’est pas le risque de représailles qui suffit à dissuader nos concitoyens pour la plupart, mais c’est le doute qui mine leur esprit quant à la crédibilité de l’élite politique. Voilà pourquoi il faudrait créer un réseau de coopération diplomatique en Afrique et ailleurs pour secourir et assister ceux qui souffrent le martyr. Un tel signal de solidarité pourrait booster le niveau d’engagement et de motivation de nos concitoyens qui pensent fermement que le pays a besoin de nouveaux dirigeants, mais qui estiment qu’il faut vivre avant de voir du nouveau. Je vois des leaders publier des récépissés rendant compte de leur accès à des instances onusiennes. Mais j’ignore encore les résultats de ce genre d’accès.
Je ne suis pas un expert, mais avec ma petite école buissonnière je sais qu’on ne peut pas combattre un régime politique en frappant aux portes de ceux avec qui ce régime se prostitue. Quand on sait que tout est devenu capital, qu’est-ce qui motive encore des sorties incertaines et improductives pendant que l’heure reste grave ? Malheureusement tant qu’on va continuer d’ignorer royalement les facteurs d’échecs passés et de multiplier des tentatives dont on ne se donne pas le temps nécessaire d’évaluer l’aboutissement, on continuera de se rendre coupable de dégâts collatéraux inutiles qu’on pouvait simplement éviter.
L’oubli est une ruse du diable, dit-on. Pendant que nous sommes ici en train de spéculer, des dizaines de milliers de nos concitoyens souffrent le martyr et le désespoir après des multiples initiatives politiques venant de nos leaders et qui sont restées dangereusement inachevées. C’est pourquoi on dit que trop peut-être est pire que trop peu.
Deuxième reproche : notre lutte prend l’allure d’un sport d’élite. Le militant ou sympathisant est évalué sur la base de ce qu’il peut donner comme ressources, et non sur son degré d’engagement citoyen. Et de plus en plus le terme Diaspora fait penser plutôt à ceux qui sont dans des pays développés et/ou qui brassent des millions. Au-delà, les enjeux liés au partage du gâteau en cas de victoire ne sont jamais bien loin.
La belle preuve, les plus impatients, pris dans leur propre piège de la compromission politique et de l’auto anéantissement se sont obligés à rejoindre le système en siégeant dans une Assemblée dite nationale qui n’existe pas, et dans un pouvoir décentralisé qui les réduit à des supplétifs des bourreaux du pays. Le pouvoir en place dans son cirque navrant et narquois crée à cette opposition fantoche et artificielle un semblant de micro climat démocratique où ils peuvent scander quelques slogans jugés modérés et responsables sans se faire shoper.
On revient nous dire que c’est de la lutte pacifique. Une formule de lutte qui n’est présente que dans les contes de fées, et qui n’a de vocation qu’à valider le monstre dans sa forfaiture. On se dit combattant, mais on fait valider ses stratégies de lutte par le camp adverse. C’est ainsi qu’on nous a bercés depuis longtemps avec des concepts d’union nationale et consorts, et jusque-là personne n’a le courage de reconnaître que c’est un marché de dupes.
Tout cela questionne le véritable degré de patriotisme. Or si les juifs ont pu triompher de la lutte qui a visé leur extermination, c’est entre autres grâce à des stratégies de coopération à l’international. Puis cette règle est fondamentale : un juif reste un juif, qu’il soit nanti et résistant en Amérique ou qu’il soit moins fortuné et résidant dans un pays pauvre en Afrique. On ne peut combattre les effets d’un capitalisme sauvage en se faisant bercer au quotidien par des slogans d’un tel système qui aveugle l’esprit et l’intelligence.
Troisième reproche : l’impertinence d’un message politique. Jusqu’à présent on a du mal à cerner le réel contenu du message politique de nos leaders d’opposition. Quel idéal politique pour quelle cité, pour quel modèle social et quelle feuille de route ? On observe partout en Afrique cette tendance à conquérir le pouvoir politique avant de retourner s’asseoir pour envisager comment le gérer. Cela fait perdre énormément de temps à nos pays.
Je pense que le PNP de Tikpi Atchadam a réussi à l’époque ce pari du message politique et de l’approche sociétale, ce qui lui a valu une large adhésion populaire. Mais comme toujours, la finalisation a manqué, justement parce que les portes auxquelles les leaders ont dû frapper ne se sont pas ouvertes comme promis.
Bref une trahison. Le peuple est trahi quand les leaders de lutte ne font pas les bons choix stratégiques au bon moment. De grâce, que nos leaders et aspirants au trône de FEG se rappellent ce conseil de Jésus à l’endroit de ses disciples : avant d’entreprendre la construction d’une haute tour, il faut d’abord s’asseoir pour calculer la dépense et s’assurer qu’on a de quoi l’achever. Et moi je dis : quand on veut franchement obtenir un résultat différent, on change de stratégies.
